Témoignage de Barney Vaucher

Témoignage de Barney Vaucher

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Extrait des « Fous du Verdon » de Barney Vaucher aux éditions Guérin:

Pendant deux années, les coups de marteau ne viennent plus perturber le silence de la Paroi Rouge. Cependant, l’article de Lucchesi dans les Annales du GHM a fait grand bruit, et désormais, les grandes voies du Verdon cessent d’être le monopole des cordées provençales. C’est dans les parois du Vercors que les deux équipes suivantes peaufinent leur technique. En cette Pentecôte 73, c’est une cordée stéphanoise qui est à pied d’oeuvre. Elle est composée de Jean-Philippe Bourley (Virus), Jo Marillet, et d’un tandem d’une classe à part, Pierre Béghin et Roger Reymond. Dans ces années 70, Reymond représente pour les frères Béghin, et pour Pierre, qui est étudiant à l’Ecole des Mines, le « grand frère de la montagne », pour citer Rébuffat. Il a déjà une énorme expérience et il initie le jeune parisien aux subtilités du pitonnage en calcaire. Dans ce domaine-là, les Stéphanois ont peu de choses à apprendre. Certes, la Paroi Rouge leur paraît difficile, notamment le passage sous le Toit, mais elle leur semble inférieure au Bouclier par les Dalles au Gerbier, dont ils ont fait la première. Avec une équipe d’une telle valeur, la réussite ne fait aucun doute. Le premier jour, les stéphanois franchissent le Toit, l’équipent et bivouaquent en dessous, sur la petite terrasse, seul endroit confortable. La sortie s’effectue le lendemain de nuit.

Malgré un des palmarès les plus éblouissants de l’alpinisme français, Roger Reymond n’a jamais eu le statut de vedette de l’alpinisme, au sens médiatique du terme. Selon Virus, « menuisier-charpentier de son état, Roger transférait en escalade et en montagne les qualités qui ont fait sa réussite professionnelle : coup d’œil, esprit de décision, rapidité et efficacité impressionnantes. Et Pierre a certainement tiré profit de son savoir technique et pratique. » Original, peu conformiste, Roger Reymond a construit entièrement un voilier avec lequel il a réalisé un tour du monde de deux années en compagnie de sa famille, sa femme jouant le rôle de maîtresse d’école pour les enfants.

Que dire de Pierre Béghin, si ce n’est qu’il a été l’un des plus grands himalayistes de tous les temps, et l’un des plus discrets. Nous nous sommes rencontrés, au cours de l’été 69, dans la face Est du Moine. Michel Tanner et moi, observions une cordée de grimpeurs encore plus jeunes que nous, qui grimpait à nos côtés. Leur virtuosité, et leur décontraction par rapport à l’assurance, traduisaient une aisance bleausarde que nous ne souhaitions, en aucun cas, tenter d’imiter. Dans la ferveur de nos vingt ans, nous avons passé au sommet, avec Claude et Pierre Béghin, une heure d’enthousiasme inoubliable, échangeant nos projets les plus délirants. Bien des années plus tard, j’ai repensé à ce moment vécu au sommet du Moine, et à la flamme de passion qui brillait dans les yeux de Pierre. C’est ainsi que j’imaginais Hermann Buhl. D’ailleurs, Pierre devait avoir pour le légendaire tyrolien une admiration sans bornes, au point d’imiter son fameux solo au Badile avec départ en vélo d’Innsbrück : Pierre réalisa de la même manière un enchaînement Fissure Inférieure-Paroi Rouge à Archiane en solo, en partant de Saint Etienne en vélo ! La Paroi Rouge n’est qu’une des multiples étapes du parcours qui a conduit celui que Claude Gardien a baptisé le « Géant Ignoré » [1], à gravir les plus hauts sommets de la planète. C’est le plus souvent par des itinéraires inédits, de la manière la plus dépouillée, en cordée alpine comme à l’arête N du K2, au Manaslu ou au Daulaghiri, ou en solitaire comme au Kangchenjunga ou au Makalu, que Pierre a gravi les grands « huit mille », avant que son chemin ne s’arrête à l’Annapurna.

 

Note [1] : « Le Géant Ignoré » ; article de Claude Gardien, alpiniste et journaliste, consacré à Pierre Béghin ; Vertical décembre 2002, n°29.