VERTICAL n°100 1997

VERTICAL n°100 1997

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VERTICAL n°100 1997

Alpiniste exemplaire, Pierre Béghin était le grand de la montagne. Exigeant, conscient et doué, il a aussi ouvert la voie du renouveau de l’himalayisme français.

Bicentenaire de la Révolution Française. Pour l’occasion, une expédition est organisée au Makalu, ce sommet qui a si bien réussi aux Français en 1955 et en 1971. La face sud a été gravie en 1975 par une équipe yougoslave évoluant dans un style traditionnel. Une rectification directe est à l’ordre du jour, pour une équipe restreinte dirigée par Pierre Béghin. Début octobre, il laisse ses compagnons, Michel Cadot et Alain Ghersen, à 7 100 m, et se lance, seul, vers le sommet. Après trois bivouacs et une escalade désespérée, incroyablement difficile à cette altitude, il débouche à 8 100m sur le pilier ouest, celui-là même qui fut gravi par Yannick Seigneur et Bernard Mellet en 71, puis par Marc Batard en 88. Sur la voie normale encombrée de neige fraîche, les expés pataugent. Pierre Béghin les rejoint, est entraîné à deux reprises par des avalanches dont il sort miraculeusement indemne. Il signe l’une des plus incertaines aventures dont l’Himalaya est pourtant prodigue, et dont on parlera finalement assez peu…

Pierre Béghin. Quel alpiniste! Discret au point d’être méconnu. Ce brillant ingénieur sorti de l’école des Mines a choisi depuis longtemps sa route : elle passe par la montagne. Sans concession. Sa voie n’est pas une voie normale, et ses grandes courses tapent vite dans l’exceptionnel et l’engagé: solos à la Walker, aux Drus, face nord au pilier nord du Frêney (première)… L’époque est aux hivernales. Les grandes, sur plusieurs jours avec un gros sac et des risques énormes. Celles de Béghin ne donnent pas dans l’ordinaire: Bonatti-Vaucheraux Jorasses, avec Xavier Fargeas, ou voie Devies-Gervasutti à l’Ailefroide, avec Pierre Caubet, Pierre Guillet et Olivier Challéat. Rien que d’aller au pied en hiver, ça vaut une ligne dans la chronique ! Puis il ose l’impensable : cinq jours en solitaire en hiver, dans la face nord du pic Sans Nom. « Une incroyable expérience alpine » dira-t-il au retour … Pierre Béghin a la bonne pointure pour l’Himalaya, et surtout pour ce nouveau jeu inauguré par Messner et Habeler : la technique alpine. En 78, avec Xavier Fargeas, ils répètent ainsi la difficile voie française à la face nord du Huascaran. Puis il participe à l’expé française à l’arête sud-ouest du K2 et à celle de l’ENSA sur le difficile pilier du Dhaulagiri.

1981, Manaslu, première de la face ouest avec Bernard Muller. 1983, Kangchenjunga en solitaire. Après Messner et Kukuczka, c’est la troisième fois qu’un 8 000 est ainsi gravi. Et le Kangch n’est pas un petit: 8 598 m. 1984 : pilier sud du Dhaulagiri, avec Jean-Noël Roche. 1987, face nord du Jaunu avec Erik Decamp… En 1989, Makalu. Enfin, en 1991, il gravit le K2 avec Christophe Profit, par un itinéraire long et incroyablement engagé… Un exploit toujours aussi dédaigné des grands médias. L’Himalaya est un sujet grillé … A droite de la voie Bonington, à l’Annapurna, se trouve un vaste couloir, une dépression. Sans doute un réceptacle à chutes de tout ce que la montagne peut éternuer. Dangereux. Mais sûrement une voie rapide, propice à une ascension légère. Cet automne 92, c’est là que Pierre Béghin, vieux briscard de l’Himalaya, et Jean-Christophe Lafaille, grimpeur et alpiniste solitaire d’un immense talent, projettent de tailler leur route. Très haut dans la face, ils décident la retraite. Et c’est l’accident. Jean-Christophe Lafaille reviendra seul au camp de base, au terme d’une odyssée cauchemardesque vers la vie. La disparition de Pierre Béghin jetait un trouble sur l’activité. A chaque fois, la question du « pourquoi? » revient, lancinante, douloureuse.

L’estime immense du milieu pour cet alpiniste discret lui donnait plus d’acuité encore. La question du style alpin, si brillant mais terriblement engagé, se trouvait aussi posée. Faut-il aller aussi loin? Faut-il s’exposer aussi souvent, totalement démuni, aux délires de la haute altitude ? Pierre Béghin, qui aurait pu prétendre à une carrière professionnelle de très haut niveau, lui avait préféré une réussite éclatante dans le domaine de la montagne. Dans un anonymat presque total. Le meilleur himalayiste français, l’un des tout premiers du monde, peinait à financer ses expéditions. Quelque chose ne tournait pas rond dans le monde de l’alpinisme.