Extrait du livre « Les Cinq Trésors de la Grande Neige » ed. Arthaud

III  LE MANASLU

« LA MENACE SUSPENDUE »

Grenoble, juillet 1981

Sur le mur, devant mes yeux, dans le bureau de notre association: «Les Expéditions grenobloises d’alpinisme », un télégramme épinglé depuis janvier:

PERMIT FOR WEST FACE (autorisation pour la face ouest)

Pourquoi la face ouest? Nul ne le sait, sauf peut-être le fonctionnaire népalais qui, entre deux bâillements, a écrit sur son registre: permit for west face.

Hasard? Destin? Je souris. Notre objectif initial, à Bernard Müller et à moi, était d’affronter le Manaslu (8 156 m) par son arête est, que j’avais pu observer en 1977 depuis la vallée de Sama, village tibétain à la frontière du Népal. Les « dieux » en avaient décidé autrement …

Nos informations sur ce versant ouest sont très succinctes. Fait plutôt inquiétant, aucune expédition ne s’y est encore aventurée. Combien de chances avons-nous de réaliser notre scénario?

L’expérience du Dhaulagiri, malgré son échec relatif, m’a fait entrevoir une nouvelle manière d’aborder l’Himalaya. Comme au K2, j’ai remonté des cordes fixes, progressé de camp en camp, mais je n’ai pas eu le sentiment de me noyer dans une stratégie collective. J’ai pris conscience de ce que pouvaient faire deux grimpeurs vraiment motivés, sur des itinéraires difficiles en très haute altitude. Je sais maintenant avec certitude que ma passion de l’alpinisme ne pourra s’exprimer qu’à travers ce type d’expédition légère: monter avec quelques amis un projet où chacun s’investit du début jusqu’à la fin, plutôt que de n’être que l’un des membres sans responsabilité d’une grosse organisation, si prestigieuse soit-elle.

Rentré fin 1980 du Dhaulagiri, j’ai repris mon travail d’ingénieur. Mais ces hauts sommets d’Asie sont pour moi un domaine tellement fantastique que ma vie quotidienne en reste confusément imprégnée. Par moments, le désir de repartir me taraude. Perdu dans mes rêves, je n’accorde plus qu’une attention distraite aux êtres et aux choses qui m’entourent. Il m’arrive aussi de rester sourd à l’appel de la haute montagne et de chercher à me raccrocher à un univers plus confortable. Je me sens alors sur le même plan que la plupart des gens. Mon temps, comme le leur, se passe à résoudre les problèmes courants. Un quotidien sans véritable poids, où chacune de mes journées se déroule sans que je puisse en comprendre la signification profonde. Peut-être que les aventures qui me séduisent ne signifient pas grand-chose non plus. Mais il me suffit de les vivre pour que disparaisse le besoin de leur trouver un sens …

Dans le local où se prépare notre future expédition au Manaslu, je suis seul. Bernard doit me retrouver en début d’après-midi. Devant moi, sur la table, des tas de papiers en désordre: lettres, factures à payer, plaquettes sur notre projet, articles de presse:

« Pierre Beghin et Bernard Müller vont mettre en pratique sur le terrain la nouvelle tactique pour gravir l’Himalaya … Sur la face ouest du Manaslu, haute de 4000 mètres, qui présente un ensemble de difficultés rocheuses et glaciaires exceptionnelles […]

C’est le nouveau style des années 80: engager des équipes légères dans les voies de hautes difficultés avec des moyens techniques limités … Deux autres spécialistes de l’Himalaya les accompagneront: Gérard Bretin, professeur de gestion à l’école de commerce de Chambéry, et Dominique Chaix, médecin, déjà présent lors de l’expédition nationale au K2 en 1979. Quatre hommes seulement pour un sommet redoutable. P. Beghin et B. Müller, une cordée dont on reparlera […]. »

Ben voyons! Le décor est planté, les acteurs sur le point d’entrer en scène. Si l’on se contente de ces quelques phrases bien tournées, sans chercher à creuser plus profond, l’illusion d’une action mûrement réfléchie, d’un problème bien posé, est parfaite. Bizarrement, cette sûreté de ton me gêne: il n’y a qu’à … Tout à coup, j’ai le sentiment que nous en avons trop dit, que nos déclarations enthousiastes aux journalistes vont nous porter malheur!

Ces plans de bataille de dernière heure, ces déclarations à droite, à gauche, me semblent maintenant en complet porte à faux avec ce que nous allons vivre.

La pièce où je suis est plongée dans la pénombre. Atravers les persiennes demi-closes filtrent quelques rais de soleil.

Après la pause du déjeuner, Grenoble sort de sa léthargie. Par la fenêtre ouverte entre un flot de bruits confus dont j’essaie d’analyser la provenance: raclement des chaises et des tables tirées ou poussées sur la terrasse du bistrot voisin, éclats de voix brisant le ronron des conversations, rumeur sourde montant du boulevard à nouveau envahi par le rush des voitures en ce début d’après-midi.

Curieux sentiment d’angoisse. Derrière ces bruits coutumiers, cette agitation banale, j’ai soudain la révélation d’un événement très proche, inéluctable: mon départ pour le Népal, la certitude de l’aventure imminente.

Comment va-t-elle se dérouler? Quelle en sera l’issue? Aforce de me disperser d’un rendez-vous à l’autre, d’échafauder toutes sortes d’opérations publicitaires, de dresser des listes de matériel, j’ai presque perdu de vue que nous allions bientôt partir pour l’une des faces les plus mystérieuses de l’Himalaya …

En toute hâte, nous avons réussi à trouver quelques photos de ce versant mal connu. Peu encourageantes d’ailleurs! Comment tracer un itinéraire sur une paroi haute de près de 4000 mètres, sans ligne d’ascension évidente, où alternent des barres de séracs en équilibre instable, des éperons rocheux sans issue, des couloirs d’avalanches …

Elles laissent présager, ces photos, de gros dangers d’avalanches, et de chutes de pierres … sans parler de nos angoisses personnelles. Au-delà de cette face peu hospitalière, des kilomètres de plateau. Difficile, depuis ce bureau paisible, d’imaginer ce massif austère à l’autre bout du monde, noyé sous la mousson. Les expéditions de printemps ont abandonné la montagne, ne laissant de leur passage que quelques traces, vite effacées par les tempêtes qui se succèdent. Quant au plateau sommital, à près de 8000 mètres, il évoque plus pour moi une vaste contrée interdite, en dehors du monde, qu’une citadelle haut perchée dont on associe généralement l’image à celle d’un sommet exigu.

Sur la carte de notre marche d’approche, dans une vallée encaissée, celle de la Dudh Kola, figure un point minuscule: Tilje. Les quelques hommes du village s’apprêtent sans doute à le quitter pour mener leurs troupeaux dans les pâturages d’altitude. Comment se douteraient-ils qu’une caravane viendra bientôt troubler leurs habitudes et qu’un jour de septembre quelques tentes seront plantées sur une moraine herbeuse, au pied du Manaslu?

Et moi, en ce soir d’août, dans mon village du Sappey-en-Chartreuse, suspendu au-dessus de l’Isère, alors que le soleil décline et jette ses derniers rayons sur les somptueuses forêts environnantes, je m’interroge. Pourquoi partir, pourquoi vouloir rompre avec cette douceur des êtres et des choses? Le village se réfugie dans l’ombre rafraîchissante. Quelques brumes s’effilochent au-dessus d’un pré marécageux. En une dentelle sombre, une crête de sapins se découpe sur le ciel doré par le couchant. Lentement, comme à regret, au-dessus de la forêt d’un vert presque noir, fine comme un liséré, la lumière s’amenuise. Le soleil bascule de l’autre côté de la Terre. Jamais je n’oublierai ce crépuscule d’une singulière netteté, presque trop parfait. Ai-je raison d’y voir l’annonce d’un brusque changement dans ma vie quotidienne?

… Le ciel est livide, chauffé à blanc. La terre semble étouffer. Paysage monotone à peine rompu par les lignes de quelques collines boisées. Le Sappey-en-Chartreuse est loin, si loin. Il y a combien d’heures que je marche sur ce chemin écrasé de chaleur qui remonte la rivière?

Le village de Dumre, à 300 mètres d’altitude entre Pokara et Kathmandou, avec ses odeurs de gasoil et ses concerts de klaxons, n’est plus qu’un souvenir. C’est à partir de ce patelin minable au bord de la route qu’a commencé le 25 août notre marche d’approche vers le Manaslu : soixante porteurs, 1.8 tonne de vivres et de matériel apportés par camion de Kathmandou.

Juillet 1981

Depuis, nous marchons en direction du nord en suivant la rivière Marsyandi Kola, itinéraire bien connu des trekkers à la découverte des Annapurnas, une sorte de nationale 7 du trekking, encombrée d’Occidentaux en mal de dépaysement pendant les mois d’octobre et de novembre.

500 mètres plus haut, nous sommes toujours en plein pays de rizières inondées par la mousson. Le chemin prend ses aises, s’étale en un large sillon. Nous ne rencontrons que des Népalais.

Ceux, nonchalants, qui habitent dans les parages; d’autres, dont la destination est plus lointaine. Ainsi ces porteurs courbés sous de lourdes charges. Dans leur démarche lente et régulière, adaptée à la durée du voyage, toute la fatalité du monde …

Rythmes désaccordés de ces milliers de pas dont le chemin résonne …

Lorsque la piste s’égare à travers les rizières, il nous faut suivre docilement le réseau compliqué des petits talus qui enserrent chaque parcelle cultivée. Labyrinthe déroutant, hésitations, détours. Parfois se dessine la gracieuse silhouette d’une jeune Népalaise abritée sous son ombrelle.

Nos porteurs ne s’embarrassent pas de méandres. Ils vont tout droit, pataugent dans l’eau stagnante. Un léger clapotis s’échappe des chenaux d’irrigation, des gosses rieurs se poursuivent en s’aspergeant d’eau. Leurs cris joyeux s’unissent aux piaillements des oiseaux nichés dans les îlots de verdure. Au milieu des marécages, des buffles domestiques, au cuir noir et luisant, se vautrent avec béatitude dans la boue.

Abrutis de chaleur, nous nous traînons difficilement d’un groupe de maisons à un autre, n’aspirant qu’à un peu d’ombre.

Et lorsque, ô joie, nous tombons sur une «tea-shop », nous buvons verre de thé sur verre de thé, à demi affalés sur les tables de bois. À peine si nous échangeons quelques mots. À quoi bon parler de ce qui nous attend plus loin? Où sont les quatre « valeureux alpinistes », sourire aux lèvres, photographiés, interviewés, encouragés? Il n’y a plus que quatre pauvres types excédés, le visage moite de sueur, les pieds brûlés par les premières ampoules. Tout cela n’est pas très encourageant pour la suite des événements et je suis pris d’un doute sur le tonus et l’efficacité de l’équipe, comme si cette léthargie et ces soupirs laissaient augurer d’une suite désastreuse.

Avec enthousiasme, nous avons voulu mettre sur pied une expédition « sympa », mais est-ce suffisant d’être une équipe de copains pour venir à bout de l’une des plus hautes parois du monde?

Afin de préserver notre amitié, notre complicité, nous avons refusé d’augmenter l’équipe de deux autres grimpeurs.

Or, pour Gérard, c’est sa première expérience en Himalaya, et Dominique n’envisage pas vraiment d’aller jusqu’au sommet.

Alors, objectivement, quelles sont nos chances de réussite?

À intervalles réguliers, le chemin est jalonné de curieuses élévations de pierres plates faites de deux marches, généralement à l’abri de grands arbres. Sortes de havres qui permettent aux porteurs de quitter un moment le chemin détrempé, de déposer leur charge, le temps de fumer une cigarette, d’échanger quelques mots. Pauses éphémères où les nouvelles venues de l’amont et de l’aval circulent de bouche à oreille, déformées, parfois embellies au hasard des rencontres. Accroupis sur ces sortes de gradins, les gens du voyage deviennent pour un moment les spectateurs du va-et-vient des autres, de ceux qui continuent …

Quand tombe la nuit cesse le trafic sur le chemin.

Pour quelques heures, les villages et les habitations isolées se transforment en pôles d’attraction. Talonnés par l’obscurité, les retardataires pressent le pas. Peu à peu, le silence court sur ce long ruban comme sur une bande magnétique dont on effacerait au fur et à mesure le son enregistré.

Ceux qui ont marché tout le jour ne veillent guère, les conversations s’alanguissent, quelques mots encore, chuchotés par des voix rauques cassées par le tchang * et le rakchi **. Les membres lourds de fatigue, chacun se recroqueville dans un coin de pièce, sommairement protégé par un vêtement ou par une couverture. Très vite le sommeil les terrasse.

J’aime observer ce basculement sans transition, significatif d’une abdication sans condition, d’une soumission librement consentie devant l’injonction du temps. Nous, les « civilisés », ne connaissons guère cet apaisement brutal. Comme pour annuler sa peur, la ville entre dans la nuit protégée par un bouclier de lumières, de bruits, de tapage.

Ici, nous vivons sans la moindre impatience au rythme d’une horloge naturelle, et je découvre ce que signifie vraiment avoir le temps …

* Tchang: boisson aigre comparable à la bière.

** Rakchi: alcool de riz ou de maïs.

29 août 1981

Trois jours maintenant que nous avons quitté Dumre. Demain, nous aborderons les premiers reliefs et gagnerons de l’altitude. Vers midi, j’atteins en éclaireur Beni Sour, centre administratif important situé à 800 mètres d’altitude environ, au-dessus de la Marsyandi Kola, aux eaux boueuses et agitées.

Les maisons «modernes» des officiels sont en briques et tôle ondulée. Elles contrastent avec celles en torchis et toits de chaume des paysans.

En attendant le reste de l’expédition, je m’installe tranquillement à l’ombre, sur un replat de pierres sèches. Quelques porteurs discutent avec l’un des policiers du village, visiblement satisfait de rompre un instant son désoeuvrement réglementaire. Me voir seul les étonne quelques minutes, sans plus. Ils reprennent leur discussion, comme si de rien n’était. Cela m’arrange, j’aime ce détachement qui préserve mon anonymat et m’évite tout effort de communication. La chaleur du chemin m’a rendu paresseux.

Devant l’école, des gosses profitent d’une longue récréation. Deux ou trois cerfs-volants s’élèvent en hésitant, entraînés par le vent léger qui souffle dans l’axe de la vallée. Comme pour les petits Brésiliens, le cerf-volant est le jeu de prédilection des enfants népalais. Rustiques, faits de bric et de broc, ils terminent souvent leur existence éphémère brisés ou captifs d’une toiture, d’un réseau de fils électriques ou d’une clôture. Qu’importe! D’autres prendront le relais.

Je les regarde tournoyer dans l’air chaud. Peut-être est-ce une illusion: ils décrivent de mystérieuses arabesques? Je crois y voir des lettres parfaitement arrondies, clefs d’un langage que le vent dessine pour les enfants. Complices, ils rient, courent dans tous les sens comme pour saisir son message. Pour moi, cette écriture reste indéchiffrable. L’air est chargé des chuchotements et des senteurs que le vent a arrachés au pays du Nord vers lequel nous allons. Messager fantasque, insaisissable, porteur de nouvelles qui se diluent dans sa mouvance … Je rêvasse, quand soudain l’un des oiseaux de tissu pique du nez vers le sol, puni sans doute d’en avoir trop «écrit» dans le ciel. ..

Sous l’oeil indifférent du policier, les enfants tentent en vain de sauver le squelette disloqué de l’oiseau blessé qui gît sur le toit de l’école …

Au-delà de Kudi, village à environ 1 000 mètres, le relief prend de la vigueur, la chaleur perd de son intensité. Il pleut. Il pleut sans répit. Sous nos grands parapluies, nous ressemblons à des champignons ambulants. Les villages s’espacent. Nous ne rencontrons plus que des porteurs voyageant en groupes. Le chemin se rétrécit en un sentier étroit. Il ruse avec le terrain, hésite, se déroule le long d’une pente à la recherche de la crête, arrive à gagner de l’altitude grâce à une succession de marches creusées dans les parois abruptes d’un défilé, traverse un torrent pour esquiver un obstacle trop gênant.

Il nous donne un avant-goût de dépaysement, suggère déjà les déserts du Tibet par-delà les grands cols.

Nous laissons derrière nous la vie bouillonnante des plaines du Sud – surpopulation, misère, grouillement et tumulte des bazars, atmosphère lénifiante de la mousson – comme si elle ne pouvait franchir le seuil de la montagne.

Selon les croyances népalaises, les dieux ont élu domicile en Himalaya. Je les imagine comme ces souverains du Moyen Âge qui s’enfermaient dans des châteaux, loin de leurs sujets.

Des pèlerins montent parfois leur rendre hommage avec de modestes offrandes.

Quant à nous, les alpinistes, fiers de notre technologie, nous n’hésitons pas à fouler ces montagnes sacrées …

Nos caisses sont pleines de nourriture et de matériel flambant neuf destinés seulement à notre petit confort. Là haut, quelques déchets témoigneront de notre passage …

Les dernières rizières disparaissent. Un long chemin montant nous mène à Tale, premier village tibétain enfoui au milieu des maïs, dominé par de sombres falaises. Nous trouvons refuge pour la nuit dans l’une de ses maisons de bois rappelant les cabanes des trappeurs canadiens.

Autour du foyer, un plat de pommes de terre circule entre nos hôtes, quelques porteurs et nous. On nous offre même des oeufs. L’esprit vide de toute préoccupation, l’imagination en sommeil, j’écoute sans les comprendre les mots qu’échangent les porteurs. Je savoure ces instants précieux où rien ne peut m’atteindre. Je me dédouble, deviens un spectateur réfugié dans une confortable neutralité, qui assiste indifférent à quelque mystérieux débat. Et je souhaiterais que ne s’achève jamais le calme déroulement de cette soirée privilégiée.

30 août 1981

Après six jours de marche, vers 2 000 mètres, un peu avant Tonje, nous quittons le chemin qui mène à Manang, village tibétain situé sur un plateau désertique au nord des Annapurnas. Un chemin rassurant au bout duquel ceux qui l’empruntent savent que rien d’extraordinaire ne se passera. Un simple périple qui, à peu de chose près, ramène benoîtement au point de départ.

A la bifurcation des deux voies, j’envie presque les quelques randonneurs qui nous dépassent, ignorant le sentier qui descend vers la Marsyandi Kola. Nous franchissons un pont de bois bizarrement coiffé d’une toiture et rejoignons la rive gauche de la rivière.

À l’entrée du village, des drapeaux à prière aux couleurs pastel, montés sur des bambous, claquent au vent. Ces morceaux d’étoffe effilochés, couverts d’inscriptions en népalais, ne seraient-ils pas les emblèmes d’une puissance invisible marquant les confins d’un territoire, adjurant le voyageur téméraire et inconscient de rebrousser chemin? Au contraire, seraient-ils une invite pour aller chercher plus loin le royaume de la sagesse? Om mani padme hum: le joyau dans la fleur de lotus …

Le ciel s’est dégagé. Les nuages filent, rapides, laissant percer quelques rayons de soleil. Tonje s’ébroue, secoue sa chape d’humidité et se fait accueillant. Une fumée bleutée monte des toits recouverts de bardeaux. Entre les maisons de bois, le pavement des ruelles étroites transpire encore légèrement.

Des enfants aux yeux bridés, aux pommettes saillantes, vêtus de tuniques informes, ni ocre ni grises, nous regardent passer, un petit souriré au coin des lèvres …

À quelques centaines de mètres des dernières maisons, devant nous s’ouvre un défilé si peu marqué qu’une heure auparavant nous ne pouvions pas en soupçonner l’existence. Il remonte vers le nord jusqu’au massif du Manaslu. Là bas, c’est l’inconnu. La montagne reste invisible. Tout semble indiquer que nous allons à la rencontre du mauvais temps. Le sentier se faufile à travers un amas de roches granitiques, grimpe lentement, disparaît parfois sous une épaisse végétation.

Je marche, attentif aux bruissements et aux remuements de ce pays nouveau. Hormis cette piste indécise, aucune trace d’activité humaine. D’ailleurs, entre le cours impétueux de la Dudh Kola («la rivière de lait») gonflée par la mousson et les versants abrupts qui l’enserrent, où pourrait-on bien vivre?

Cette vallée encaissée proche de la Chine n’est pas encore accessible aux trekkers. Elle n’est ouverte qu’aux seules expéditions.

Après quelques heures de marche, j’arrive à un pont de bois qui enjambe les remous tumultueux de la rivière de lait. Quelques marches moussues longeant un mur de pierres plates à demi déchaussées, et je pénètre sans transition dans Tilje sous un ciel plombé. Sinistre! Une petite pluie fine voile les maisons de bois d’aspect misérable entourant une placette dont le dallage disjoint laisse déborder la boue. Dans la clarté lugubre de cette fin de journée, ce village me serre le coeur, presque vide, silencieux. Des enfants s’approchent, timides, me dévisagent. Vêtus de loques, la voix enrouée par une bronchite chronique, ils se hasardent à me sourire. Certains d’entre eux présentent des signes évidents de dégénérescence. Accroupie sur un rocher, j’avise une forme qui n’a d’humain que le nom: une tête énorme au regard vide plantée sur un corps squelettique aux membres atrophiés. Résultat d’une consanguinité inévitable malgré la situation de Tilje sur la voie d’accès du Tibet depuis la Marsyandi Kola.

Le chef du village nous héberge pour la nuit dans sa maison. Après un dîner paisible empreint de courtoisie éclate une violente altercation entre le père et le fils. Motif: le fils s’est mis dans la tête de retourner « faire des affaires» à Bangkok ou à Hongkong, en usant de son privilège de franchise douanière*. La tête encore pleine des «splendeurs» de la grande ville, le garçon accepte mal son retour au pays.

Comment ne pas le comprendre? Perdu au fond d’une gorge, Tilje reste figé dans le temps. Ses habitants n’ont jamais franchi les limites de l’Himalaya, leur vie misérable leur suffit. Mais pour celui que la curiosité a poussé « ailleurs », plus loin, comment se réadapter à la vie du village, comment accepter le dur travail dans les champs de maïs, les nuits interminables, trouées seulement par les maigres lueurs des quelques lampes à huile?

En amont de Tilje, l’inquiétude me gagne. Est-ce l’approche de la haute montagne qui rend la nature si hostile, notre cheminement si hésitant? Nous progressons lentement au fond d’une longue entaille envahie par la forêt. De hautes falaises coiffées de brume répercutent en écho le fracas du torrent dont les eaux blanchâtres cascadent bruyamment en d’innombrables chutes.

Parfois, une clairière, entracte miraculeux, rompt l’angoisse, la sensation d’étouffement: le rideau d’arbres s’éloigne, cesse un moment de nous oppresser. Quelques cabanes, des murets de galets ronds, l’ébauche d’un défrichage, témoignent d’une présence humaine. Et pourtant nous ne rencontrons âme qui vive.

* Le gouvernement népalais accorde aux habitants de cette régioncune détaxe sur tous les objets qu’ils importent.

3 septembre

Non loin de Bimthang, lieu de retrouvailles des caravanes itinérant entre le Népal et le Tibet, zone de maigres pâturages, d’abris précaires, nous abandonnons le chemin qui remonte vers le nord. Une crête escarpée sépare la Dudh Kola du glacier de la Domen Kola, son affiuent. Par de raides pentes herbeuses, il nous faut franchir un col vers 4 000 mètres. Descente scabreuse sur l’autre versant. Noyés dans le brouillard, nous errons entre les barres rocheuses. La pluie redouble de violence. S’aidant de leur bâton, les porteurs, malgré la lourde charge, gardent leur équilibre, avancent d’un pied sûr. Nous rejoignons tant bien que mal la moraine du glacier. Vers 3700 mètres, la forêt s’éclaircit, nous arrivons épuisés, trempés, sur un vague replat d’herbes hautes et serrées.

Il me semble reconnaître cet endroit, et pourtant je ne l’ai jamais vu! Nous avions prévu d’y installer notre camp de base.

Mais où sommes-nous? En Himalaya ou perdus par magie dans une brousse d’Afrique? Je ne serais guère étonné à cet instant de découvrir que derrière ces brumes ne se cache aucune montagne! Impression déprimante de nous être arrêtés trop bas, comme si, craignant d’entrer vraiment dans l’aventure, nous étions demeurés en coulisses.

Transis jusqu’aux os, nous restons plantés là, debout, incapables de la moindre réaction devant cette abondance de végétation. Heureusement, les Sherpas prennent la situation en main. En moins d’une heure, les herbes sont dégagées, couchées, du bois est coupé puis rassemblé en fagots. Quelques branches entrecroisées, une bâche déroulée par-dessus, et voilà vite monté un abri pour vingt personnes. Grâce à un peu de kérosène, le feu est allumé. Une grande gamelle d’eau posée dessus va servir à préparer le thé: breuvage miraculeux qui réchauffe et rapproche les individus dans un même rituel et permet d’envisager l’avenir sous un jour différent. Je suis toujours surpris et émerveillé par ce don qu’ont les Népalais de réussir à créer un confort succinct mais appréciable, même dans les pires conditions.

Nous nous réunissons sous la bâche pour procéder à la paie des porteurs. Les comptes n’en finissent pas. Lorsque l’un d’eux enfouit fébrilement ses billets dans quelque poche secrète, on peut être sûr qu’ils ont été comptés et recomptés une bonne demi-douzaine de fois. Certains d’entre eux ayant réclamé de multiples avances au cours de la marche d’approche, la liasse qu’ils reçoivent est plutôt maigre. Sans bien saisir le pourquoi et le comment de ces tractations, ils font aveuglément confiance à leur naike * et repartent vers leurs lointains villages. Désormais, l’expédition se réduit à une dizaine de personnes.

Une première reconnaissance nous permet de remonter le glacier d’accès à notre fameuse face ouest. Jusqu’à 4 500 mètres, il pleut. La température reste douce, l’air est saturé d’humidité.

Nos vêtements sont moites. À force de les mettre à sécher au dessus du feu, ils se sont complètement imprégnés d’une forte odeur de fumée.

Gérard et moi longeons le soubassement rocheux de la face ouest. Des éperons de roches sombres et moussues disparaissent dans les nuages. D’après nos photos, ils sont dominés par des séracs. Une menace invisible est suspendue au-dessus de nos têtes. À intervalles réguliers, le grondement d’une avalanche se répercute d’un côté à l’autre du cirque que forme ce versant du Manaslu. Surgissant du brouillard, elle vient s’étaler en amas chaotiques sur la surface du glacier. Nous sommes parfois obligés d’escalader ces monticules. Quel endroit sinistre et inquiétant!

Heureusement, il y a la présence de Gérard, la chaleur amicale de son regard, ses moustaches à la Charles Bronson …

Les Sherpas sont restés au camp de base. Avant d’affronter la haute montagne, ils doivent, selon la tradition, se mettre sous la protection de leurs dieux. Une cérémonie d’offrandes est prévue à cet effet.

Dès l’aube, Humbu, notre « cook », a préparé avec ferveur toutes sortes de friandises. J’imagine les Sherpas debout sous une banderole de drapeaux à prières, offrant à leurs divinités ces nourritures accompagnées de thé, de lait, et de tsampa (farine d’orge grillée).

J’ai l’intuition que nous aurions dû assister à cette cérémonie. La montagne est trop inquiétante pour que je ne me sente pas concerné par leur démarche et que je la dédaigne.

Quant à se concilier la bienveillance des dieux par procuration, ce serait un peu trop facile!

Arrivés à 4800 mètres, nous n’avons toujours pas trouvé d’emplacement correct pour le futur camp de base avancé.

La pente devient plus raide. Sur la glace, l’eau ruisselle en minces filets. Des cascades surgissent des surplombs qui nous dominent. La pluie se change en neige fondante. Pas de doute, la montagne est en pleine débâcle. Il n’y a rien d’autre à faire que de regagner le camp de base. Mais, avant, nous déposons à l’abri d’un énorme bloc de rocher le contenu de nos sacs: 1 000 mètres de corde, une tente, une grande partie de nos pieux à neige et des médicaments.

* Naike: chef des porteurs, payé au même tarif qu’eux, mais ne portant aucune charge

Le lendemain, quand nous y retournons, stupeur! Le bloc de rochers a disparu, volatilisé! On ne reconnaît plus rien. Une avalanche a tout enseveli sous plusieurs mètres d’une neige dure, compacte. Pendant des heures, nous creusons comme des forcenés pour retrouver notre matériel. En vain! Des mètres de neige déblayés pour rien! Tout est perdu. Définitivement. Que faut-il envisager?

Je préfère faire le vide dans ma tête, chasser le Manaslu de mes pensées. En bas, il y a le camp de base à l’abri de ses menaces … la chaleur du feu, une nuit tranquille en perspective. Demain est un autre jour …

Pendant la descente, nous nous apercevons que le vent a couché à terre les mâts des drapeaux à prières plantés par les Sherpas. Inutile de le leur dire, ils seraient capables d’interpréter cela comme un mauvais présage, un avertissement de leurs dieux …

Extrait du carnet de bord de Gérard BRETIN

Attente. La montagne est blanche. Auréolée de nuages fugueurs. Elle est le centre de nos pensées, de nos désirs. Pour la vaincre, nous échafaudons des plans de bataille parfaitement dérisoires. Chacun de nous est au’ bord du renoncement, mais personne n’ose le dire. Taire la vérité est une manière de nier la réalité. L’un d’entre nous coiffe son walkman, un autre prend un livre. Le silence s’installe jusqu’au moment où l’anxiété nous oblige à ouvrir la bouche.

Mais à quoi bon… Pourquoi reparler de cette paroi et de ses dangers, d’un itinéraire possible alors que nous ne l’avons qu’entr’ aperçue. Nous ne sommes pas assez costauds pour balayer de nos têtes cette montagne et attendre avec calme la fin de la mousson.

Toujours ce besoin d’anticiper. Comment accepter l’échec d’un an d’efforts, de rêves? Comment supporter l’idée d’aboutir à un camp de base boueux pour en repartir presque aussitôt, tenus en échec par une face rébarbative et dangereuse?

Sur tout cela se greffent les angoisses de chacun que les autres subissent. Pierre se rétracte dans son obsession d’atteindre le sommet. Cette obsession se traduit dans les rites quotidiens les plus terre à terre:

«Le sucre file trop vite, il faut nous rationner. À partir de maintenant, nous ne mettrons plus qu’un demi sucre dans notre tasse de thé! » Et encore, que de discussions avant d’aboutir à cette concession!

Inconsciemment, nous avons le sentiment que ces quelques privations consenties par avance seront portées à notre actif quand se présenteront les véritables difficultés! Psychologie sommaire, frisant le ridicule.

Heureusement que Dominique est là pour faire baisser la tension générale (normal pour un médecin!).

Rigolard, l’oeil vif un tantinet égrillard, il disserte à tort et à travers avec délectation sur les femmes,en général et en particulier. Il semble convaincu. L’excès de ses propos est tel que nous ne pouvons prendre son discours qu’au deuxième degré, et encore!

Et que le fou rire nous plie en deux!

Septembre, toujours

La mousson ne semble pas préoccuper nos Sherpas. Ils passent leur temps à jouer aux cartes et aux dés pour quelques roupies, arrosant leurs parties de lampées de rakchi. Sous une apparente bonhomie, il existe entre eux une hiérarchie bien établie, soulignée par la différence de qualité de leurs vêtements.

Lakpa Norbu, notre sirdar (chef des Sherpas), dirige toute l’équipe. Lui et Ang Kami sont de vieilles connaissances.

N’étions-nous pas ensemble au Dhaulagiri? En plus de sa fonction de porteur d’altitude, Lakpa a pour tâche de gérer toutes les dépenses de l’expédition sur place.

Mais le règlement étant le règlement, nous sommes tenus d’embaucher, en plus de nos deux fidèles, un certain nombre de « subalternes» : un local porter qui a le droit d’effectuer des portages un peu au-delà du camp de base; un kitchen boy,marmiton aux ordres de notre cuisinier, Humbu; un mail runner, agent de liaison entre le camp de base et le reste du monde, et, pour finir, un wood cutter au rôle ambigu, payé pour rapporter du bois qu’il n’a théoriquement pas le droit de couper !…

Lakpa Norbu et Ang Kami ont des tempéraments parfaitement différents: la fourmi et la cigale, en quelque sorte! Le premier possède un sens inné de l’organisation, se montre très efficace dans son travail. Il prépare son avenir, calcule, multiplie les contacts avec les guides occidentaux, met sur pied une boutique de matériel de montagne, enchaîne expéditions et trekkings au Népal, au Bouthan ou en Inde. Le deuxième est d’une générosité aussi brouillonne que touchante. Il adore séduire, donnerait sa chemise sans réfléchir. Lorsqu’il est saoul, il se bagarre facilement avec les autres Sherpas. Son grand plaisir, quand il n’est pas en expédition, est de parader sur sa moto dans les rues de Kathmandou, et de dépenser ses roupies.

Tels quels, ils nous sont précieux à des titres différents.

12 septembre

Le camp de base avancé est finalement installé à 4700 mètres. Le temps est meilleur. Nous progressons sur des pentes dangereuses de neige et de glace. 1 200 mètres de cordes fixes sont placées pour atteindre le camp I, 1000 mètres plus haut.

Extrait du carnet de bord de Gérard BRETIN

Depuis le 15septembre, le temps est au beau fixe; nous avançons rapidement. À 5 700 mètres, le camp 1 est taillé dans la glace au pied d’une tour rocheuse triangulaire. Notre itinéraire, surtout dans sa partie inférieure, est exposé aux avalanches, les cordes fixes régulièrement arrachées. Il faut à chaque trajet en installer de nouvelles pour permettre aux Sherpas d’effectuer quelques portages.

Bernard et Pierre partent ce matin du camp de base pour le camp 1. Ils emportent le matériel technique nécessaire pour franchir un mur ultra raide donnant accès à une grande rampe glaciaire. C’est sans doute le passage clé de l’itinéraire. Comme d’habitude, Pierre grimpe très vite; Bernard, plus calmement. Il prend le temps de s’équiper et le suit à distance. À ma grande surprise, je le vois revenir une heure plus tard, l’air malheureux. Il ne se sent pas en forme, et ce diable de Pierre, allant à toute allure, a pris sur lui une confortable avance. De quoi décourager les meilleures volontés!

Le lendemain matin, c’est à mon tour de filer aux aurores pour rejoindre Pierre et l’aider à équiper le ressaut. Bernard décide de se reposer au camp de base. Une séance de jumars menée tambour battant!

C’est la grande forme! À 7 heures, j’arrive au camp 1.La tente est toujours là, mais rien ne bouge! Un comble! C’est moi qui vais réveiller Pierre alors qu’il devrait être sur le pied de guerre à m’attendre. La fermeture Éclair de l’entrée de la tente s’ouvre d’un coup. Au bout d’un bras apparaît un bol de thé fumant. Il m’a bien eu! Pas question de poser mon sac. Pierre sort tout habillé de la tente comme un diable de sa boîte. Le temps d’avaler mon thé, et nous voilà repartis.

Notre progression se ralentit. Pierre équipe les longueurs de neige raide qui mènent au mur. Ancrage solide sur les rochers en bordure, puis fixation des cordes. À mon tour. Je gravis les passages et consolide les arrimages. Juste au-dessus de nos têtes, 100 mètres d’une sorte de cascade de glace parsemée de blocs rocheux. Une inclinaison d’au moins 60 degrés. Altitude:6 100 mètres.

Pierre attaque le mur. Glace cassante d’un blanc/bleu. Des glaçons dégringolent. J’essaie de les éviter comme je peux. Relais inconfortable à mi-hauteur, sur un seul piton. Rien à faire d’autre que de m’y suspendre. L’endroit est dangereux, malsain, exposé aux chutes de pierres.

Impossible de visser la moindre broche à glace. Le rocher est délité, mal fissuré, assurance des plus précaires …

J’ai l’impression d’être là depuis une éternité, suspendu dans le vide par mon baudrier, sans bouger. Je suis d’un oeil inquiet la progression acrobatique de Pierre.

Il est maintenant très loin de moi et plante un nouveau piton. Que se passe-t-il? Un faux mouvement, sans doute? Un caillou se descelle, tombe d’abord à la verticale, puis rebondit. Je n’ai que le temps de lever le bras pour me protéger la tête. Bruit sourd, je lâche tout. Pierre n’est plus assuré! Voile noir devant les yeux, envie de vomir. Je crie et manque de m’évanouir.

Quelques minutes plus tard, je refais surface. Je ne peux plus me servir de mon poignet, impossible de remuer les doigts, mais je n’ai rien à la tête. Ce réflexe que j’ai eu m’a évité le pire. Une seule envie:redescendre. Désespoir à l’idée que peut-être l’expédition, pour moi, c’est fichu!

Pierre rebrousse chemin. De toute façon, le plus dur est fait. Au camp I, mes doigts retrouvent un peu de leur mobilité. La pierre a heurté mon poignet gauche, mais ma montre a amorti le choc. Au camp de base, Dominique diagnostique un traumatisme sans gravité. Soulagement! Je vais pouvoir continuer,et, qui sait, atteindre le sommet!

Septembre, toujours

Le ressaut franchi, tous les quatre, en équipe de deux: Bernard et moi, Dominique et Gérard, nous remontons le fond d’un vaste dièdre que nous avions deviné sur les photos. –Où nous conduit-il?

Goulottes de glace incrustées de graviers, courtes pentes de neige, dalles rocheuses verglacées, une raideur constante qui fait que l’on n’éprouve jamais sur ce terrain la satisfaction du passage franchi. Pour tout arranger, les chutes de pierres sont fréquentes.

Nous progressons d’un relais au suivant aussi vite que possible, attentifs et anxieux aux moindres bruits qui viennent de là-haut. Le bord droit du dièdre est une paroi de 300 mètres presque verticale, en rocher instable. À plusieurs reprises, des grêles de pierres s’en détachent et nous dégringolent dessus.

Heureusement sans gravité. Ce n’est qu’aux heures ensoleillées, lorsque fond la glace, que les blocs les plus gros dévalent le dièdre, le rendant impraticable.

Une barrière de dalles lisses recouvertes de neige fraîche. Prises arrondies. Je grimpe en crampons sur le rocher, à la limite de l’adhérence. Lentement, sans à-coups. Mais à chaque déplacement je m’attends à glisser …

C’est un terrain sans ligne directrice ni point de repos. Malgré la tension nerveuse, pour rien au monde je ne donnerais ma place en tête. L’envie sans doute d’être le premier à résoudre l’énigme du cheminement en surmontant ma peur du vide et de la chute …

Un îlot rocheux, quelques fissures noyées dans une glace de fonte. Je réussis à planter une cornière que Bernard enlèvera à la main. Nous traversons en ascendance vers la gauche sous la menace d’une zone délitée, 100 mètres plus haut. Enfin des pentes de glace moins exposées! La partie supérieure du dièdre se découvre très haut, son bord droit s’amincit en une arête dont je ne peux pas évaluer la raideur. Est-elle praticable, seulement? Je fixe la corde, Bernard quitte le relais précédent. Je prends quelques photos. Mon regard glisse le long de ce toboggan sinistre vers le glacier éblouissant, 100 mètres en dessous. Bernard, à quelques dizaines de mètres, et Dominique, à peine visible au début du dièdre, se détachent sur l’arrière plan ensoleillé: deux présences à des échelles si différentes qu’elles accentuent encore la profondeur de cette rampe uniforme.

Ce versant du Manaslu est vraiment dangereux. Impressionnés par la destruction de notre dépôt de matériel nous limitons notre progression aux heures matinales de 4 heures à 10 heures du matin. Le reste du temps, nous nous mettons à l’abri. Cette avance « par bonds » est une méthode déjà employée par les Yougoslaves sur la face sud du Lhotse, l’une des plus rébarbatives de l’Himalaya. Eux grimpaient la nuit, s’enterraient le jour …

J’ai finalement la conviction que nous avons choisi la bonne méthode: une équipe réduite plutôt que 1’«artillerie lourde ».

D’ailleurs, où aurions-nous pu placer d’autres tentes? Du pied de la face jusqu’au sommet du dièdre, il y a près de 2 000 mètres de dénivellation et un seul emplacement sûr, celui du camp 1. À peine suffisant pour quatre! Je préfère ne pas imaginer le va-et-vient d’une dizaine de grimpeurs sur ces pentes terriblement exposées!

Il faut faire vite. Tenter le sommet sans même attendre d’être complètement acclimatés, et puis filer!

Au-dessous du camp I, dans les traversées de couloirs, les cordes fixes n’ont pas résisté aux avalanches de neige humide provoquées par le soleil. Heureusement, Lakpa et Ang Kami ont accepté de monter sans assurance. Mais, dans cette rampe de glace qu’il va falloir couvrir ‘rapidement, comment vont-ils se comporter?

Difficile aujourd’hui d’envisager cette ascension sans l’aide des cordes fixes. Folie de s’engager dans la face avec la perspective d’une descente plus qu’aléatoire, folie que d’avancer toujours plus loin en haute altitude en oubliant aussitôt le passage franchi, l’esprit uniquement obnubilé par ce qui s’étend au-delà … Ces cordes sont à l’image d’un chemin rassurant, que l’on rouvre à chaque montée. Grâce à elles, on refait un terrain jalonné, devenu familier.

Leur point le plus haut me fait songer à l’extrémité d’un pont en construction, inachevé, jeté sur une étendue d’eau. Sans cordes, les alpinistes sont comme les passagers d’une barque solitaire dont le sillage à la surface de J’eau finit par s’effacer. Fragile « îlot» vivant isolé au milieu d’un désert de mer ou de pierre …

Une fois le grand dièdre franchi, il va falloir nous engager plus totalement vers le plateau sommital. Si là-haut, par malheur, le mauvais temps survenait, nous aurions beaucoup de mal à revenir. ..

Peut-être d’autres grimpeurs partiront-ils un jour avec une conception plus audacieuse. Les mentalités changent vite, on l’a constaté dans les Alpes, où le résultat est saisissant. Mon point de vue sur la manière d’aborder cette face ouest évoluera certainement lui aussi. N’avions-nous pas sous-estimé les difficultés en ne nous embarquant qu’à quatre dans cette galère, alors que deux d’entre nous ne possédaient qu’une modeste expérience de la très haute altitude? En revanche, plus tard, si nous réussissons, mes points d’interrogation s’écriront à l’envers: peut-être aurait-il été possible de limiter encore nos moyens techniques, de réduire la marge entre l’objectif et nos capacités physiques par un engagement plus grand?

25 septembre

Nous sommes seulement à mi-hauteur du dièdre, vers 6200 mètres. La zone la plus dangereuse de la face est derrière nous. Des longueurs et des longueurs de glace … Parfois, une plaque de neige dure soulage nos mollets de bois. À cette altitude, le cramponnage devient éprouvant. Bernard est en tête, il s’élève lentement. Je l’observe sans inquiétude particulière. Nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps pour cela. C’est un vrai ami. Je l’apprécie aussi pour la sûreté de son jugement technique et pour son efficacité dans l’action. Des qualités qui ne se démentent pas, quelles que soient les circonstances: aménagement d’un camp, choix de l’itinéraire, installation des cordes fixes.

Réservé au premier abord, il a besoin, pour être lui-même, d’un climat de confiance. Ici, loin du regard des autres, Bernard se sent dans son élément, se montre même plus serein qu’il ne l’est en général en France. Au camp de base, il est même enjoué, taquine les uns et les autres, plaisante sans affectation avec les Sherpas.

Cette aventure que nous vivons aujourd’hui, nous l’avons imaginée et conçue ensemble, il y a un an à peine, sur les flancs du Dhaulagiri. Nous en avons discuté avec passion au cours de nos tête-à-tête dans les camps d’altitude. Depuis, l’un comme l’autre, nous nous y sommes jetés avec le même enthousiasme.

Après sept ou huit longueurs de corde*, nous trouvons le soleil, le vrai, dur et chaud. La différence de température est saisissante. Une dernière longueur en bordure d’un éperon rocheux; Bernard, usé nerveusement par l’escalade, groggy par la chaleur, décide de redescendre.

À moins de 50 mètres au-dessus, une arête se dessine. Derrière, je devrais découvrir la suite de l’itinéraire. Je suis trop impatient de savoir, je continue seul.

Tirant derrière moi une corde, je me rapproche de la corniche. Le bleu du ciel filtre à travers sa base fragile. Je repère l’endroit où je pourrai la franchir. Une courte traversée vers la droite. Quelques coups de piolet pour ouvrir une brèche, un rétablissement à plat ventre sur l’arête.

Et, là, une violente émotion, presque le bonheur! L’arête se perd dans un vaste couloir de neige dure. Il mène au plateau sommital: merveilleux! C’est une pente uniforme, sans ressaut rocheux, coupée seulement de quelques séracs, dans sa partie supérieure. Le cheminement semble facile. Pour m’éviter des déceptions, je m’étais imaginé exprès d’autres difficultés …

J’ai le sentiment d’une délivrance: dessous, le dièdre encaissé,l’ombre, le froid, les chutes de pierres. Et me voilà, au seuil de la vraie haute altitude. Vers le sud, des vallées sombres, étroites, trop étroites pour que j’en voie le fond.

En contrebas, un plateau glaciaire sur lequel (pour combien de temps?) s’est posée une mer de nuages.

Tout proche, le versant nord-ouest du Peak 29, un presque «8000», satellite du Manaslu. C’est une face impressionnante dont je n’ai jamais entendu parler. La mode des «8000 »nous fait ignorer de grandes parois!

Je réalise que le sommet est encore loin. A la descente, le couloir ne nous pardonnera pas la moindre erreur.

* Une longueur de corde = 30 à 40 mètres.

Il va falloir encore monter un camp sur cette arête, effectuer quelques portages dans le dièdre; au fond, rien n’est joué! Dans une heure je retrouverai Bernard et Dominique. Pas question de leur faire partager l’enthousiasme de ma découverte! J’ai déjà remarqué que l’excès de confiance, d’optimisme, portait malheur…

26 septembre

Bernard et moi installons une tente sur l’arête, notre camp II à 6600 mètres! Dans l’après-midi, le ciel se voile de manière étrange. Un vaste nuage sombre déborde rapidement les Annapurnas et le Dhaulagiri. Au coucher du soleil, la température reste douce. L’atmosphère me semble trop calme. Une menace plane, imprécise.

4 heures du matin. Réveil en sursaut. La tempête nous cueille de plein fouet. Sous le poids de la neige qui s’accumule, l’espace intérieur de la tente se rétrécit comme une peau de chagrin. Dehors, la tempête fait rage. Dans les sacs de couchage, nous sommes bien. Pas très envie de bouger… Attendre que ça passe… Pourtant, il faut fuir cette arête battue par le vent et les rafales de neige, descendre vers les camps inférieurs avant que les avalanches ne se déclenchent et nous coupent toute retraite. Dans la pénombre humide de la tente règne une ambiance lugubre et fébrile à la fois. Moitié fatigue, moitié cauchemar, j’imagine quelque part dessous des grilles qui se referment lentement, inexorablement. Quelques derniers fuyards tentent de se faufiler à travers les barreaux pour leur échapper…

Plus une seconde à perdre! Aux premières lueurs du jour, nous franchissons l’arête, gagnons le dièdre qui mène au camp I. Descente infernale! Trop lente, hasardeuse. Devant moi, Bernard est obligé de dégager les cordes prises dans la glace. Peut-être ferions-nous mieux de remonter vers le camp II encore proche, essayer de l’aménager malgré la tempête? Folie? Fatalisme? Nous choisissons de continuer cette descente hallucinante. Notre idée fixe dans l’immédiat : l’échappée! 1 000 mètres de dénivelée à travers le brouillard qui rampe le long de la paroi. Sous nos pieds, un gouffre béant. Des coulées de neige fraîche viennent converger dans le couloir, avant de disparaître plus bas. Parfois, elles nous recouvrent jusqu’à la taille… Un grondement continu, terrifiant. Je me sens aveuglé, avec la peur affreuse de voir s’abattre tout à coup au travers de la tourmente la masse compacte de l’avalanche qui ne laisse aucune chance. Tout ce blanc qui nous entoure finit par m’étourdir. La silhouette de Bernard est mon unique point de repère. Par instants, je distingue la ligne plus sombre de nos cordes, ébauche d’une orientation privilégiée. Nous ne pouvons que nous en remettre à elles pour nous sortir de ce piège, rentrer à bon port. Par la pensée, je m’évade de ce sinistre toboggan ; comme par enchantement, je file le long des cordes, saute de camp en camp, atterris en douceur dans la vallée. Mais le rêve se brise. Depuis combien de temps suis-je là immobile, attaché à ce relais? Plus bas, la traversée de ce couloir infernal, le ressaut glaciaire, les pentes en rive droite, le camp 1 enfin, si lointain. A quelques mètres à peine, des coulées de neige tourbillonnent sur place comme des folles, suspendues dans la pente par les vents ascendants.

Ce sont deux silhouettes pitoyables, chancelantes et couvertes de givre qu’Ang Kami et Lakpa, installés au camp 1, voient enfin surgir du brouillard. Il est midi.

Nous apprendrons qu’au même moment les guides de Pralognan-la-Vanoise ont vécu à 6500 mètres, sur les pentes de l’Annapurna, un véritable drame : l’avalanche qui s’est détachée du sommet a englouti deux camps et leurs occupants…

Quand le beau temps sera revenu, ceux qui partiront à la recherche de leurs compagnons ne reconnaîtront même plus les emplacements des camps ensevelis…

Sans plus attendre, nous gagnons le camp de base supérieur. Bernard, Gérard et moi décidons d’y rester en attendant la fin du mauvais temps. Histoire de nous prouver que nous n’abandonnons pas définitivement cette montagne! Dominique et les Sherpas se découvrent des raisons impérieuses de redescendre dans la verdure.

Avant de nous quitter, Lakpa accroche aux mâts des tentes quelques sachets de riz afin que les dieux protègent le camp contre les avalanches… Le comportement des Sherpas et le nôtre ont quelque chose d’ambigu. Très croyants, les Sherpas n’en sont pas moins méfiants et préfèrent s’éloigner : deux précautions valent mieux qu’une! Et nous, terriblement inquiets, nous restons là, « protégés » par ces amulettes auxquelles, contre toute logique, nous essayons de croire… Après tout, si tant de Népalais leur reconnaissent certains pouvoirs.

Au début de la nuit, la situation s’aggrave. Il neige sans arrêt depuis une vingtaine d’heures. Il est trop tard pour regagner la vallée. Sous la tente, le sentiment de claustration est encore accentué par les menaces du dehors. Je finis par sombrer dans un sommeil agité. Mes rêves sont liés à la tempête qui sévit.

Le crépitement de la neige contre la tente soudain s’intensifie. Monstrueuse, l’avalanche dévale la pente. Je la vois. L’énorme vague qui s’amplifie à chaque seconde va m’engloutir. Elle est haute comme un immeuble de dix étages. Bernard et Gérard ont réussi à se mettre à l’abri sans pouvoir me prévenir. Je suis seul. D’un bond, je m’extrais de mon duvet, ouvre la tente et me précipite droit devant moi…

Le cauchemar s’achève brutalement. En caleçon long, de la neige jusqu’aux cuisses, qu’est-ce que je fabrique dehors, au milieu des rafales de vent, le coeur fou?

Je ne peux me retenir et appelle mes deux copains. Quelques grognements ensommeillés me répondent : « Qu’y a-t-il? – Rien, rien. » Je préfère me taire, prenant conscience du ridicule de la situation.

Le lendemain matin, nous plions bagages, récupérons le matériel de valeur et quittons les lieux en vitesse. Quelques jours plus tard, quand nous y reviendrons, nous découvrirons le front haut et abrupt d’une importante coulée venue se figer à moins de 30 mètres de notre campement, et, émergeant de la neige, les sacs de riz fétiches accrochés par Lakpa. Il sourira d’un air entendu : « Avant de venir, j’ai rencontré mon ami le lama de Kathmandou. Il m’a donné ce riz et sa bénédiction. Sans lui … »

Retrouvailles au camp de base. Sous les bâches du coin cuisine, le feu entretient un semblant de vie communautaire. C’est réconfortant malgré la fumée qui stagne, rabattue par l’humidité. Humbu, notre cuisinier, devient le personnage central du petit groupe pitoyable que nous sommes, recroquevillés sur nous-mêmes, plutôt démoralisés par l’ennui et la boue.

En un jour et demi, par paliers successifs, nous avons, en fait, déserté le Manaslu. Le sommet s’éloigne dans un futur plus qu’hypothétique. Il y a très peu de chances que nous retrouvions intactes les tentes et les cordes fixes. Tout sera à recommencer!

Sous les trombes d’eau, le camp de base apparaît lui aussi fragile et menacé. Le temps s’est refroidi, la neige remplace la pluie et s’accumule sur les bâches.

En pleine nuit un craquement sinistre nous réveille en sursaut. L’assemblage de grosses branches qui soutient notre abri vient de s’écrouler au ras du sol. La bâche, ruisselante d’humidité, nous frôle le visage. Un des mâts, brisé, l’a transpercée. Un peu partout se forment des rigoles. Le navire est en train de « couler ». Dans le faisceau de ma lampe, le visage d’Humbu, ahuri et barbouillé de sommeil. Il abandonne précipitamment la chaleur de son duvet (brave Humbu!) appelle les Sherpas à la rescousse. En vain. Confortablement installés dans leur tente, ils font la sourde oreille. Tout seul, il essaie de soulever les bâches. Peut-être ignore-t-il la poche d’eau qui s’est accumulée dans la toile au-dessus de sa tête. Il s’escrime. Encore quelques centimètres, et il va réussir. Nous l’observons avec une certaine inquiétude. Soudain, un bruit de déchirure. Humbu reçoit des paquets d’eau glacée et de neige fondue. Devant cette situation burlesque, Dominique et moi éclatons de rire comme des idiots. Hébété par cette douche glacée au milieu de son sommeil le plus profond, le « cook », désemparé, court se réfugier près du foyer éteint en poussant des grognements indistincts. On dirait les psalmodies d’un moine tibétain en mal de communication… Quelques instants plus tard, une épaisse fumée rampe vers nous. C’est Humbu qui, tant bien que mal, ayant rallumé le feu, fait sécher ses vêtements trempés. Pauvre vieux, pour lui, la nuit est finie…

30 septembre

O surprise! Au petit matin, le ciel est dégagé! La tempête a reflué, laissant notre camp ouaté de silence. Impression bizarre: on dirait que la nature, encore sous le choc, retient son souffle à l’aube d’une nouvelle vie.

Flânerie autour des tentes. Les Népalais s’activent déjà à dégager la neige. C’est sans doute la fin de l’attente. Il va me falloir sortir de mon cocon. Dur d’abandonner ces heures de farniente passées à lire, à écouter de la musique, à discuter, le Manaslu mis au coin, ailleurs dans ma tête. Comme on change, en peu de temps! J’appréhende presque la fin de cet entracte forcé, sa tranquillité.

Je fantasme à propos de la trace sur le glacier, des camps à reconstruire, des cordes à remplacer sous la menace des chutes de pierres et des avalanches. 3000 mètres à franchir pour rejoindre le camp II, 1600 mètres ensuite pour arriver jusqu’au sommet…

Nous saluons le premier vrai soleil de l’après-mousson. Un peu partout sur la lande, les herbes se redressent, comme pour se débarrasser de leur gangue de neige gelée. Tintement furtif d’un cristal qui se brise… Comme si elles se vengeaient, les taches de végétation s’étendent, se rejoignent, enserrent les plaques de neige avant de les faire disparaître. Venu de la vallée, le vent agite les tiges de joncs que le gel a durcies. Un son étrange qui me fait songer à des osselets s’entrechoquant… J’en oublie presque la rumeur qui monte de la Dudh Kola en pleine crue, gonflée par les pluies. Un vent violent s’est établi en altitude.

Dans ma tête et sans aucun rapport avec l’automne, puisqu’elle parle du printemps, rôde une chanson de Félix Leclerc:

« Quand deux oiseaux se battront le matin, sous la fenêtre,

Et que leurs cris aigus te sortiront du lit,

Ne cherche ni le mal ni le bien qui les agite ainsi,

Regarde dans la rue le printemps est venu,

Et si tu as aimé, tu t’attarderas, ce matin-là … »

6 octobre

Au-dessus d’une ultime barre de séracs, Bernard et moi prenons pied sur le plateau sommital. Cinq heures que nous avons quitté Dominique et Gérard au camp II. Malgré le poids des sacs, sur la neige dure du grand couloir nous avons grimpé à bonne allure. Il y a encore quatre jours, nous marchions sur l’herbe humide du camp de base. Quatre jours seulement!

Aujourd’hui, pour la première fois, nous échappons à cette face ouest qui nous a maintenus quatre semaines dans une tension nerveuse permanente. Nous avons finalement eu la chance de passer au travers des dangers que la montagne tenait en suspens.

Devant cette pente qui s’adoucit, le soulagement nous envahit. Pourtant, le sommet demeure invisible, au-delà d’un moutonnement de croupes qu’il nous faudra gravir demain. Un parcours redoutable de près de 3 kilomètres, sans point de repère pour en atténuer la longueur. Nous sentons confusément qu’une seule tentative vers le sommet nous sera accordée. Avec l’arrivée de l’automne, la montagne s’assèche. Les chutes de pierres se multiplient et rendent la progression sur les cordes fixes de plus en plus risquée.

Il est temps de nous arrêter. L’ombre de nos silhouettes exagérément allongées, la morsure du vent que le soleil rasant n’adoucit plus, annoncent l’approche de la nuit. Surgie du fond des vallées, une vague d’obscurité vient submerger les reliefs les uns après les autres, à la poursuite de la lumière qui fuit à l’horizon, vers l’ouest. Devant nous, elle se déroule comme une marée montante, sur une telle étendue, avec une telle ampleur, que j’y vois une sorte de gigantesque basculement à l’échelle terrestre.

L’euphorie de la très haute altitude, c’est peut-être aussi cette faculté de s’émouvoir que l’on ravive en soi, cette fierté un peu naïve d’être les seuls témoins de spectacles qu’aucun mot, aucune image, ne pourront jamais traduire hors du lieu et de l’instant présent?

Une brume bleutée vient gommer légèrement le contour des montagnes. Elle est le prélude au froid intense qui, en altitude, précède toujours le crépuscule. Ce léger voile, cette teinte glaciale, je les ai déjà connus sur le K2 et au Dhaulagiri.

Il faut installer la tente-bivouac à l’abri du vent. Nous repérons ces skavras dont parlent les Japonais, curieuses formations de plaques de neige dure, instables, érodées à leur base par le vent, et qui couvrent la majeure partie du plateau. Un pénible travail de construction commence: dresser ces plaques fragiles, de plusieurs dizaines de kilos chacune, en un mur qui nous abritera des rafales de vent. Riche idée dont je suis fier. Le soleil disparaît. La ligne d’ombre remonte la première croupe qui nous domine, puis s’évanouit. Avant de nous glisser dans nos duvets, nous nous forçons à boire le plus possible. Cérémonial fastidieux où il faut d’abord faire fondre des gamelles de neige à la flamme capricieuse du réchaud, avant d’ingurgiter jusqu’à l’écoeurement des liquides plus insipides les uns que les autres. Depuis trois jours nous n’avons presque rien mangé. Heureusement, le repos forcé au camp de base nous a permis de faire quelques réserves…

19 heures. Nous nous allongeons du mieux possible entre les creux et les bosses du sol, qui ne sont jamais là où il le faudrait… Sur la toile de la tente, nos deux respirations ont laissé une trace de givre.

J’appréhende toujours ces nuits interminables en camp d’altitude. Les heures s’écoulent, mortelles, sans que je puisse vaincre l’insomnie due à l’inconfort.

Difficile de trouver la bonne position, de se caler une bonne fois pour toutes. Généralement, je finis par m’endormir un peu avant l’aube. Sommeil tardif qui s’intercale entre un état de semi-veille plein de songes diffus et la brutale réalité du jour. Je me réveille le matin dans un état second, aussi ahuri qu’au sortir d’un spectacle, une fois le rideau baissé, l’illusion envolée. Cette nuit, nous avons gardé nos chaussures aux pieds, juste délacées pour gagner du temps demain matin. Les duvets nous protègent mal  du froid intense. Le givre qui se détache de la toile nous glace le visage (bon pour la peau peut-être, mais pas très câlin!). À moitié endormi, je prends la résolution de regarder ma montre. Pour cela, je dois sortir mon bras du sac de couchage. L’idée fait son chemin dans ma tête, mais mon corps ne répond pas. Comme si ma volonté se heurtait à une sorte de mur invisible. L’instant d’après, je suis persuadé d’avoir vérifié l’heure, sans être pour autant capable de la préciser. Curieux! Rêve? Réalité? L’ébauche d’intention se prolonge par la quasi-certitude d’avoir agi…

Extrait du carnet de bord de Gérard Bretin

Pierre et Bernard sont partis vers le sommet. Dominique et moi sommes restés au camp II. L’attente commence. Bien qu’optimiste de nature, je songe aux risques qu’ils encourent. Inquiétude latente. En haute altitude, les réactions à la solitude (même à deux) et à l’inaction diffèrent d’un individu à l’autre. Dominique a besoin de parler pour se défouler; moi, je préfère laisser vagabonder mes pensées.

L’esprit trop occupé à gravir cette montagne, je n’avais pas jusqu’à présent saisi l’étrangeté de notre situation.

L’expédition m’apparaît comme un jeu dans lequel je me sens impliqué, obligé d’en accepter les règles sans pouvoir les modifier, obligé également de trouver en moi les ressources me permettant de m’adapter aux situations qu’il m’impose.

L’aventure est là. Dans un espace restreint, fictivement cerné. Une espèce de huis clos, terrain des peurs et des espoirs de chacun. L’absence de spectateurs concourt à renforcer le face-à-face avec soi-même. J’avais besoin depuis longtemps de ce genre de situation pour me retrouver, faire le point vis-à-vis de moi-même, recoller les morceaux d’une vie éclatée, éparpillée. Je pensais que la haute montagne m’aiderait à atteindre cet objectif. Personne en face de soi, qu’un lieu inerte. À moi d’en mesurer les difficultés, d’apprendre à soupeser mes forces et mes limites. Plaisir intense de ce défi gratuit où l’on peut même risquer sa vie sans contrepartie.

6 heures du matin. Bernard et moi émergeons d’un mauvais sommeil, avec déjà la sensation d’une pénible lassitude générale. Ignorant tout des conditions de neige, nous décidons cependant de ne prendre aucun matériel de couchage, en misant sur un aller-retour avant la nuit. Nous sortons à quatre pattes de la tente. Dehors, le vent n’est ni moins violent ni plus glacial que la veille. Le soleil, encore trop bas, n’a pu dissiper l’ombre qui couvre le plateau. À serrer les lanières des crampons, les doigts deviennent vite insensibles. Nous quittons le bivouac. Chacun marche à son rythme, seul désormais. Appuyés sur nos bâtons de ski, nous nous dirigeons vers la première croupe. Les skavras, trop instables pour supporter notre poids, nous obligent à d’interminables détours.

Le plateau n’est plus qu’un immense labyrinthe dont je ne parviens pas à déchiffrer le réseau. Aucun fil d’Ariane! L’idée de ne pas prendre le chemin le plus court, de marcher en pure perte, est exaspérante.

Je me retourne une dernière fois vers l’emplacement de notre tente : une tache sombre à peine discernable. Un instant, j’ai peur. Peur de ne pas la retrouver à la descente, surtout de nuit. Aucun repère sur ces pentes. Pour échapper à ce plateau, il n’y a que le chemin étroit emprunté à la montée. Se perdre ici sans abri signifierait sans doute la mort: à 7 500 mètres, on ne peut impunément marcher des heures durant à la recherche d’une issue. En 1974, les deux compagnons de Messner ont disparu non loin d’ici, en plein brouillard. Ils sont morts d’épuisement et de froid au terme d’une trop longue errance.

La pente s’adoucit provisoirement. Devant moi, à plusieurs centaines de mètres, un nouveau ressaut dominé par une pointe à 7980 mètres. Sur le versant est de cette antécime, j’ai vécu en octobre 1977 une expérience très dure avec Thierry Leroy. C’était notre première tentative sur un « 8000 ». Épuisés et découragés par la trace à faire, le froid et le manque de matériel, nous avions dû nous arrêter vers 7 600 mètres. Complètement isolés du reste de l’équipe réfugiée au camp de base, nous étions redescendus par nos propres moyens, les pieds gravement gelés. Transportés à dos d’homme jusqu’au village tibétain de Sama, nous avions été évacués par hélicoptère vers Kathmandou. Quarante-huit heures après, nous entrions à l’hôpital de Grenoble pour un morne et déprimant séjour de trois semaines…

Le soleil vient de surgir derrière le sommet du plateau. D’un seul coup, de vastes tourbillons de neige scintillent sous la lumière naissante… Je revois les cerfs-volants de Beni Sour, leurs évolutions dans la brise de la vallée. Peut-être existe-t-il vraiment, ce mystérieux langage du vent? Ces arabesques, ici comme là-bas, ne seraient-elles pas les seuls caractères visibles de son écriture secrète?

Je me dirige par rapport à l’antécime. D’après les photos, notre sommet doit se trouver à plus d’un kilomètre, à sa droite. J’essaie de m’arrêter le moins souvent possible, d’adopter un rythme régulier. Je ne me sens pas du tout au seuil de l’épuisement, mais plutôt en forme, même! Combien de temps va durer cet «état de grâce »? La défaillance physique et le découragement qui en découle me font peur.

Dans ma tête défilent des bribes de scénarios vécus, des souvenirs fugitifs, des discussions sans suite, un véritable théâtre sans qu’aucune des scènes ne s’impose vraiment, chassée par la suivante. Les personnages me sont familiers: parents, amis, dont j’ai du mal à reconstituer les visages. Réunis par une volonté autre que la mienne, ils chuchotent. Sans les saisir vraiment, je sens que leurs propos sont empreints d’une sorte de reproche. Peut-être est-ce une résurgence de cette culpabilité que j’éprouve parfois à poursuivre ces aventures marginales?

Soudain, je sens comme une présence au-dessus de moi. Des baguettes de bambou plantées dans la neige! Ne seraient elles pas les indices d’un passage récent? La voie normale qui vient de la vallée de Sama, au nord du Manaslu, doit forcément croiser ma route…

La perspective de rencontrer des inconnus, de voir leur stupeur, me réjouit, le temps de faire quelques pas. Le mirage est de courte durée. Sur ces pentes, je suis seul. Bien seul. Seules mes traces sont visibles. Derrière moi, pas de Bernard, dissimulé sans doute par la courbure du relief. À moins qu’il n’ait décidé de faire demi-tour? À quoi bon l’attendre… Cela ne changerait rien, ni pour lui ni pour moi.

Tout allait trop bien! Je suis pris de violentes crampes au ventre: sans doute le manque de nourriture et la tension nerveuse de ces derniers jours!

Courbé par cette douleur qui irradie dans tout le corps, je m’arrête à chaque pas. Chargé d’aiguilles de neige, le vent qui court me flagelle le visage. J’assiste impuissant au dérèglement de mon organisme, cette machine à la fois résistante et fragile qui m’a conduit jusqu’ici sans trop d’à-coups. Le dos au vent, je m’allonge quelques minutes dans la pente. Je gémis comme un enfant pour attirer l’attention (l’attention de qui?) sur mon triste sort! Je me sens atrocement seul. En marchant, j’avais presque oublié ma solitude, comme si le simple déplacement de mon corps était devenu à lui seul une présence.

La douleur s’atténue un peu. Je repars lentement, fixant mon attention sur les moindres détails de mon équipement, histoire de penser à autre chose qu’à mon mal…

Mes bâtons réglables deviennent des outils magiques dont je me sens totalement dépendant. Une sorte de complicité, ridicule en d’autres circonstances, s’établit entre eux et moi.

Un couloir s’amorce. Au-dessus, il me semble reconnaître le sommet: souvenir vague d’une photo, renforcé par le désir que j’ai de toucher au but! Mais ce n’est encore qu’une antécime! Sur son flanc droit, des traces de pas. En fait, je l’apprendrai par la suite, ces traces datent de l’expédition autrichienne du printemps dernier.

Ultime décor de ma progression solitaire, un décor qui témoigne d’une présence humaine récente; le seul dont je garderai un souvenir parfaitement clair.

L’arête, enfin!

Elle vient s’arc-bouter sur un piton rocheux qui se découpe sur le ciel. Le sommet est là, je n’ai plus à grimper. Mon regard balaie l’horizon. Plus rien ne le limite. Derrière le Peak 29, j’aperçois, tout proche, pour la première fois l’Himalchuli : pas un « 8 000 », un « 7 800 », le pauvre! Loin vers l’est, le massif de l’Everest. À l’opposé, le Dhaulagiri et les Annapurnas. Au nord, à perte de vue, des croupes monotones, celles des montagnes tibétaines. Depuis l’arête, les pentes plongent vers l’entaille mystérieuse de la vallée de Sama, 5 000 mètres plus bas. Je crois y distinguer la surface miroitante d’un petit lac glaciaire…

Ma conscience des choses devient discontinue, comme si mon cerveau se fermait par instants à un flot trop dense d’images concrètes, de souvenirs récents et d’intentions immédiates.

L’impression étrange que chacun de mes gestes se dissocie du précédent. Une sorte d’amnésie de la décision prise une seconde avant. Ainsi: je sais que je dois récupérer mon appareil photo, mais où est-il? Dans mon sac ou dans ma poche d’anorak? Et où poser le sac sur cette arête exiguë? Au lieu de chercher mon appareil dans ce sac, j’y range mes moufles, pour m’apercevoir en fin de compte que l’appareil est dans ma poche d’anorak… Impuissance à me concentrer sur le moindre petit problème…

Je voudrais que Bernard fût là. Je voudrais partager ces instants avec lui, comme si je n’étais pas capable de les assumer tout seul…

Notre premier « 8 000 » pour tous les deux!

Avec des moyens limités nous venons d’ouvrir l’un des itinéraires les plus coriaces de l’Himalaya. J’ai enfin résolu l’énigme d’un jeu dans lequel nous sommes plongés depuis dix mois. Les empreintes de mes crampons sur cette arête en sont les témoins. Mais je n’ai pas joué simplement pour triompher de ce sommet. L’objectif du vrai joueur n’est pas forcément de gagner. La fascination du jeu réside plutôt dans les embûches qu’il doit affronter. Le but atteint, le jeu perd de son intérêt…

Le sommet vaincu s’estompe peu à peu. Peut-être est-ce pour cela qu’il faut concrétiser sa victoire par des photos. Tant pis si, dans quelques mois, lorsque je les aurai trop regardées, elles ne seront plus bonnes qu’à être glissées dans un album qu’on n’ouvre jamais…

Demain, un nouveau projet naîtra, refoulant l’aventure présente loin, au tréfonds de ma mémoire…

Un jour, après un long moment d’oubli, quelques détails de cette histoire resurgiront, dénaturés peut-être, modifiés sans doute, mais retrouvant leur signification profonde… pour quelques instants.

Le temps a passé. Quelques minutes? Une heure? Je ne saurais dire. Je vais redescendre. Il y a trop de vent, il fait trop froid.

À 50 mètres, sous le sommet: Bernard.

« Combien de temps encore?

– Dans une demi-heure, tu y es.

– On se retrouve au bivouac. »

Simplicité des mots qui expriment tant de choses…

J’ai envie de m’allonger sur l’herbe du camp de base tiédie par le soleil d’octobre, hors d’atteinte de la montagne. De retrouver les visages souriants d’Ang Kami et de Lakpa, l’air ahuri d’Humbu, de discuter de l’avenir dans l’euphorie du succès tout neuf. Ou de me taire…