Ce portrait é été écrit par Claude Raveau Guilloteau (édition Didier Richard)

« L’aventure n’existe pas. Elle est dans

l’esprit de celui qui la poursuit. Dès

qu’il peut la toucher du doigt, elle

s’évanouit pour renaître plus loin,

sous une autre forme, aux limites de

l’imaginaire ».

Pierre Mac Orlan

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Pierre Beghin pourrait fort bien disparaître dans une foule, avec sa transparence d’adolescent bouclé, son teint clair, son regard doux et timide.

Vu de plus près, si l’ossature est frêle, Pierre Beghin impressionne par sa charpente musclée, nerveuse. Il y a aussi cette face émaciée, abîmée par la morsure du gel… Celle d’un homme fier, énergique, un battant, un intrépide.

Ils interrogent, ces yeux où le brun se marie au vert, et ce feu intérieur qui couve sous les sourcils noirs … Pendant notre entretien, les longues mains percées de cicatrices, triturent, froissent la nappe, le papier à portée. Le parler saccadé, rapide, en dit long sur la nervosité, l’anxiété, du personnage.

L’intériorité de l’homme, elle aussi, n’est pas courante. Beghin, c’est un mélange détonnant de rationalité, de rêverie, de mysticisme.

Pragmatique, il peaufine ses expéditions dans les moindres détails.

Nomade, il cherche une évasion toujours plus folle. Mystique, il est l’homme, hanté par la démesure verticale. Enfin, avec le regard de l’artiste, Beghin ose s’émerveiller devant les splendeurs minérales et la féerie des glaciers.

Ses chemins d’aventure, ce sont les montagnes sauvages du bout du monde, l’Himalaya des 8000 où « les rôles du ciel et de la terre sont inversés ».

Et l’alpiniste extrême, l’homme gratte ciel, le preux, prend sa revanche sur ces terra incognita perdues entre Gange et Tibet.

Il est fils, Beghin, de ces grands aventuriers du début du siècle qui osèrent affronter et vallées et sommets du Tibet, du Népal. Il a le charisme d’Alexandra David Néel, l’indomptable marcheuse, la sauvageonne, la mystique.

Il a le charisme de Reinhold Messner, cet alpiniste dérangeant, prophétique, complice orageux de Werner Herzog, le temps d’un film.

Et pourtant, Beghin n’est qu’un enfant du plat pays. Né à Rotterdam, dans un milieu « huppé », le jeune Pierre se prend très tôt de passion pour les quelques rochers ou escarpements du Bassin Parisien. Ses parents se sont installés à Paris. Et le gamin de douze ans, avec son frère cadet, se fait les ongles chaque week-end sur les falaises du Saussois, sur les rochers de grés de la forêt de Fontainebleau.

Quand il ne grimpe pas, il dévore les ouvrages de Walter Bonatti, fasciné par le souffle de l’aventure, par ces récits de premières, de voies nouvelles tentées dans le Massif du Mont Blanc.

Ses parents et d’autres, pensent qu’il rêve un peu trop, mais le laissent rêver. Il poursuit des études scientifiques, dans les normes. Il deviendra ingénieur.

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Chaque été, sitôt les cours terminés, les deux frères partent vers Chamonix ou l’Oisans. Autodidactes de la grimpe, ils apprennent sensuellement cette montagne qui les conduit aux quatre mille alpins. Parcours de plus en plus osés, définis par eux.

Ils sont chanceux et déjouent les pièges des crevasses, des séracs, les orages imprévisibles. Un jour, son frère ne le suit plus, et Pierre devenu adulte, continue seul dans cette voie. Son regard quitte les Alpes, pour le Huascaran des Andes péruviennes et l’Himalaya. Quand il se trouve au pied d’une paroi mythique, c’est un moment fabuleux, ineffable. Le Manaslu, le Kangchenjunga, le Dhaulagiri, le Jannu, le Makalu seront conquis. Beghin ne compte plus les performances !

La folie des cimes le tient à jamais. Perspicace, intransigeant devant le fil conducteur de sa vie, Beghin obtient un statut privilégié : quatre mois d’aventure et huit mois de travail de recherche structurée au Centre National du Machinisme Agricole, du Génie Rural, des Eaux et Forêts, le CEMAGREF.

C’est là qu’il travaille sur le mécanisme des avalanches. C’est au CEMAGREF qu’il se ressource auprès de chercheurs qui ont d’autres passions que les siennes. Le CEMAGREF, c’est son camp de base, son module réduit de l’Everest !

Et, il court, Beghin, entre ses jobs de ‘conseiller technique chez Francital, chez Berghaus, dont il teste les fabrications de pointe ; anoraks ou sacs de montagne.

Rigoureux, lucide avec lui-même, l’alpiniste a peur de se disperser, d’entreprendre trop de choses.

Car le fou de grimpe peut aussi devenir photographe, doublé souvent d’un écrivain. Dans « Passion d’Himalaya » paru chez Glénat, Beghin se confie dans des textes envoûtants. Il se fait poète face au lyrisme des clichés qui immortalisent les splendeurs himalayennes. En d’autres lieux, il sait être l’orateur qui aime partager sa « geste des cimes ».

Beghin, parfois, s’affole lorsqu’il redescend des hauteurs de la troposphère et doit affronter le quotidien et ses contraintes. Avec la ruée des média qui le sollicitent, les discours qu’il doit leur tenir, Pierre Beghin revient vite sur terre. Alors, il s’assimile aux otages, conscient d’être devenu différent, conscient sans doute de ne plus être intégré.

Cette solitude totale, ces vertiges, ces peurs effroyables l’accompagnent vers la voie de l’ascétisme. S’il veut encore sublimer sa quête, il doit s’astreindre à une discipline de vie spartiate. Chaque jour, il fortifie, il endure son corps par des exercices : la musculation, la course à pied, le vélo. Grenoble au Sappey, il court …

Tout cela parce que dans sa tête de rêveur, survit cette obsession qui le reprend.

Repartir après une première réussie et faire un autre succès. Repartir même si l’expédition a échoué et s’il en a gros sur le coeur.

Mais tout nouveau départ implique une préparation. L’appel aux sponsors, l’établissement du budget, le choix du matériel, toute cette partie cachée de l’iceberg est loin de le passionner. Et pourtant, l’un ne va pas sans l’autre.

Sortir du CEMAGREF, pour rencontrer l’Himalaya, c’est autre chose.

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Himalaya, milieu fascinant, mélange d’Asie et d’Europe. Mystère autour des montagnes, contraste entre les vertes vallées et les déserts pétrifiés, exotisme des monastères isolés, ligne de marche des peuples de l’infini.

Pierre Beghin a vécu intensément « l’aventure fantastique » avec Haroun Tazieff au K2. Cette expédition tentée avec austérité, était en plus risquée : en un rien de temps une rivière imprévue à sec pouvait se transformer en un torrent capable de noyer un chameau et son équipage. Cette rivière d’enfer les isolera durant trois mois au pied de la plus belle pyramide du monde.

Beghin aime à raconter cette lente montée vers le camp de base et les glaciers.

Puis cette ascension infernale avec Annie, sa femme, Gérard Bretin et d’autres.

Après plusieurs échecs dus à l’arrivée impromptue de la mousson. Beghin fera une ultime tentative désespérée vers la cime du K2 seul. En vain !

Pourtant quelle euphorie ne ressent-il pas lors de telles ascensions en solo !

Le moment fort pour l’homme qui engage sa propre vie. Il marche à son propre rythme, sans soutien de quiconque.

Le contact avec la montagne est alors sensuel, bercé par le flair des dangers qui planent au-dessus de lui. Lucidité et intuition sont les gages de la réussite. Près d’un tel sommet, on ne peut s’offrir aucune faiblesse physique ou mentale.

Plus l’on monte, et plus se développe cette sensation de « gratter l’atmosphère ».

C’est l’euphorie des cimes, une apnée, une sensibilité extrême et immédiate.

Pierre Beghin raconte cette solitude écrasante au Kangchenjunga.

« Jamais je ne m’étais perdu aussi loin. Mon cerveau s’endormait dans une torpeur étrange.

J’ai alors entendu des voix venues du passé, des propos chuchotés, j’ai vu soudain des visages imprécis ».

Il raconte aussi qu’à huit mille mètres, on se sent en sursis et non en état de survie.

Parvenir au sommet, c’est la béatitude. L’alpiniste devient le compagnon du monde, découvre les béances d’une porte ouverte sur l’invisible. Il se laisse prendre par le spectacle qui l’entoure, inhumain, écrasant par sa dimension.

« Au K2, je me sentais comme assis sur les ailes d’un Boeing. Je surplombais le vide, immense, et devant moi, les nuages habituellement blancs, prenaient la couleur des éclairs, la couleur des ténèbres, la couleur de la poudre … « 

Beghin goûte aussi la qualité du silence. Il sent devant lui la nudité d’un désert des Tartares.

Cette anesthésie de l’esprit au sommet est très dangereuse. Là haut, il est l’intrus qui devra bientôt redescendre. Et redescendre, il faut savoir. Car la fatigue vous tombe dessus d’un coup. C’est alors qu’arrive l’accident.

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A trop haute altitude, le bivouac est déconseillé. Car l’organisme peut très vite se détériorer, fragilisé par le froid, et le manque d’oxygène. La seule issue est la mort.

Il faut donc s’échapper vers le bas, vers une nature plus modeste, vers la vie. Un autre bonheur naît à ce moment, celui de se mettre hors de danger. Le temps s’arrête, l’esprit est comme lavé et remis à neuf. Cet état de grâce s’érode avec le retour des contraintes. L’euphorie passe vite. La descente achevée et le retour bouclé, Beghin réapprend les autres. En une quinzaine de jours, il doit se refaire une peau, avant que le virus ne le reprenne.

Chaque fois, entre Makalu, Lhotse et K2, Beghin hésite à retenter une ascension tout seul. La peur vécue de deux avalanches qui l’ont fait dévaler six cents mètres et deux barres de séracs, pèse encore dans sa tête. Rude coup d’adrénaline pour celui qui privilégie la grimpe sans les copains et l’assistance du médecin.

« Mes ascensions ne sont pourtant pas suicidaires », dit-il. « Cela n’a rien d’un chemin de croix. Je respecte avant tout l’aspect vierge de l’aventure, de la performance, ce que trop d’alpinistes occultent maintenant ».

Alpinisme en chambre que de s’aventurer dans des caissons artificiels où l’organisme est mis en condition! Alpinisme en chambre que de se faire héliporter sur un camp de base pour s’offrir alors un simulacre d’ascension.

Si l’on ne fait pas l’effort de la marche d’approche, de son rythme lent, il n’y a plus rien. « Plus ce pèlerinage vers le sommet, plus cette dimension spirituelle, plus cette mise au diapason de la haute montagne avec ce rythme imposé par la nature ».

Beghin s’insurge contre ces hordes d’occidentaux en mal de dépaysement, ces randonneurs, ces alpinistes pleins de violence qui font du camp de base de l’Everest, une poubelle entourée de neige.

Et son regard s’envole vers d’autres espaces encore vierges: la Patagonie, l’Alaska, les grands déserts d’Amérique du Sud où son rêve ira se fondre dans le « grand bleu » d’un ciel sans limites…

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