ALPES LOISIRS n°37 oct/nov/déc 2002

ALPES LOISIRS n°37 oct/nov/déc 2002

with Pas de commentaire

PIERRE BEGHIN

LE PIONNIER DE L’EXTRÊME par Yves Ballu

Le 9 octobre 1992, Pierre Béghin disparaissait dans la face sud de l’Annapurna. Premier Français parvenu en solitaire et sans oxygène à plus de 8 000 mètres, l’alpiniste qui vécut en Chartreuse fut une figure de proue de l’himalayisme. Entré en montagne comme on entre en religion. Avec passion, conviction, foi et une véritable éthique. En quête de l’absolu.

« Vous en avez parlé à vos parents ? » Quelle autre réaction peut avoir un fonctionnaire de l’ambassade du Pakistan interrogé par deux adolescents qui veulent gravir le K2, deuxième sommet le plus élevé de la Terre ? Évidemment, papa et maman ne sont pas au courant! Et les deux garçons repartent bredouilles. Nous sommes en 1967. Pierre, l’aîné, a seize ans; Claude, le cadet, quatorze. Un an plus tard, les frères Béghin se retrouvent, comme chaque été, en vacances à Chamonix avec leurs parents. Sous prétexte d’une randonnée au refuge du Couvercle, ils partent de bonne heure avec, au fond de leur sac, une corde, quelques pitons, une lampe de poche, une paire de crampons et un casque pour deux. Si les parents s’étaient doutés que leurs enfants allaient au Grépon, sans doute auraient-ils été plus inquiets: huit cents mètres d’une ascension très difficile, d’un cheminement compliqué … En dépit de quelques avatars – erreurs d’itinéraire, glissades -, la « grande aventure » se solde par un glorieux succès et… une solide « engueulade maison » au retour. Mais la passion de Pierre est trop forte et l’affection de ses parents assez solide pour endurer l’inquiétude, l’angoisse parfois. Pas de révolte donc, mais une maturation rapide qui va lui permettre d’élever son niveau d’escalade et ses ambitions.

Dans le même temps, il poursuit ses études supérieures pour accéder à un « métier intéressant sur le plan intellectuel ». À tort ou à raison, il considère que le grand alpinisme, celui qui requiert la liberté de s’entraîner, de choisir ses courses et ses compagnons, sans impératifs alimentaires, est incompatible avec la profession de guide.

Diplômé de l’École des Mines de Saint-Étienne, docteur ingénieur, il entre comme chercheur au Centre national du machinisme agricole et du génie rural des eaux et forêts (CEMAGREF) de Grenoble, spécialisé dans l’étude de la neige et des avalanches. Plus tard, il sollicitera auprès du ministère de la Jeunesse et des Sports le statut d’athlète de haut niveau. Réservé aux disciplines à médailles, ce statut, assorti d’une aide financière, permet aux sportifs engagés dans les grandes compétitions internationales de partager leur temps entre sport et vie professionnelle. Pierre Béghin sera le premier – et le seul – alpiniste à l’obtenir.

« Pousser l’aventure toujours plus loin »

Au fil des saisons, sa liste de courses s’enrichit: faces ouest de Blaitière et des Petites Jorasses ; face nord-est du Piz Badile dans les Dolomites ; pilier sud et directe américaine aux Drus … Outre son frère avec lequel il continuera de faire équipe, il se lie avec de nouveaux compagnons de cordée : Jean-François Porret, Roger Reymond, Thierry Leroy, Érik Decamp, Bernard Müller, avec une mention particulière pour Roger Reymond, son « grand frère » en alpinisme, rencontré au Club alpin français (CAF) de Saint-Étienne. Il va ainsi mener une « double vie », s’efforçant aussi longtemps que possible de conjuguer sa carrière scientifique et l’emprise grandissante de sa passion montagnarde. Il s’entraîne beaucoup – escalade, course à pied, vélo -, pas toujours de façon rationnelle, n’hésitant pas à franchir le seuil de la souffrance. S’imposant une ascèse de vie rigoureuse, celui que l’on surnomme » Monsieur Pomme », en référence à sa consommation importante de fruits, ne boit jamais de vin. En 1972, il en vient logiquement aux pratiques extrêmes du grand alpinisme : solitaires et hivernales. Après les ascensions en solo de la face nord des Drus, de l’éperon Walker aux Grandes Jorasses et du pilier Gervasutti au Frêney (mont Blanc), il participe à la première hivernale de la face nord-ouest de l’Ailefroide (Écrins), s’adjuge la première solitaire hivernale de la face nord directe du pic Sans Nom (Oisans) et réussit, avec Xavier Fargeas, la face nord directe des Droites et la première hivernale de la redoutable voie Bonatti-Vaucher dans la face nord des Grandes Jorasses. Que lui reste-t-il pour satisfaire son insatiable désir de « pousser l’aventure toujours plus loin » ? Il n’a ni le goût, ni sans doute le niveau, pour rivaliser avec les stakhanovistes de la performance verticale, les Christophe Profit, Éric Escoffier et autres virtuoses de l’escalade extrême. Alors, il se tourne vers les grands espaces himalayens, ceux que Reinhold Messner et Jerzy Kukuczka défrichent à courage que veux-tu. L’occasion se présente, à l’automne 1977, avec une expédition légère à l’arête est du Manaslu (8 163 m), au Népal. Une première expérience peu concluante: avalanche à 5 700 mètres d’altitude, échec à 7 600 mètres (avec son ami Thierry Leroy), attitude décevante du chef d’expédition, gelures et amputations des orteils. Mais ce bilan catastrophique ne le décourage pas. Dès l’été suivant, au Pérou, il réussit avec Xavier Fargeas l’ascension de la face nord du Huascaran, dans la Cordillère Blanche (6768 m).

En 1979, Pierre Béghin est sélectionné pour l’expédition française au K2 (8 611 m) en Himalaya. Financée par la Fédération française de la montagne, cette gigantesque entreprise lui apparaît démesurée: « Le budget, les tonnes de matériel, le nombre de boîtes de conserve, les kilomètres de cordes fixes, la file des porteurs …  » De fait, huit cents porteurs acheminent le matériel tandis que six cents autres transportent la nourriture des huit cents premiers! Pendant que l’alpiniste italien Reinhold Messner réussit le sommet par une autre voie, avec seulement une dizaine de porteurs, l’expédition française s’enlise dans une stratégie calamiteuse: après un mois de va-et-vient entre six mille et huit mille mètres, les alpinistes français renoncent, épuisés, découragés. Cet échec qui se double d’une catastrophe financière pour la Fédération française de la montagne sonne le glas des expéditions nationales. Pierre Béghin, qui est monté seul jusqu’à 8 300 mètres, a compris que les clés du succès tiennent en deux mots: légèreté et rapidité.

Seul et sans oxygène

Après le Dhaulagiri (8 172 m) et le Manaslu (8 163 m) qu’il gravit avec Bernard Müller, il pousse à l’extrême l’option de la légèreté en décidant de gravir seul et sans oxygène le Kangchenjunga (8 586 m), troisième plus haut sommet de la planète. Jeune marié, il offre à son épouse Annie ce surprenant voyage de noces … Pendant un mois, il va batailler dur, assurant seul le portage de son matériel aux différents camps intermédiaires, effectuant plusieurs tentatives perturbées par le mauvais temps. Resté seul pendant six jours, il gravit les mille derniers mètres en une journée, sans oxygène, progressant sur des pentes de neige à cinquante degrés. Le 17 octobre 1983, il parvient enfin au sommet du « Kangch », au terme d’une extraordinaire odyssée. Pierre Béghin devient le premier Français à réussir l’ascension d’un huit mille mètres en solitaire.

Ce succès le conforte dans sa vocation : gravir les plus hauts sommets du monde. La notoriété qu’il en retire lui facilite l’organisation de nouvelles expéditions : autorisations, financement, matériel, compagnons de cordée … Tantôt chef d’expédition, tantôt invité dans une équipe déjà constituée, il enchaînera les allers et retours entre son domicile dauphinois du Sappey-en-Chartreuse et l’Himalaya, alternant échecs et réussites. Le 4 octobre 1984, il gravit le Dhaulagiri par son difficile éperon sud, avec le guide de Val Cenis, Jean-Noël Roche.

Reste l’Everest … le « toit du monde » (8 848 m), auquel, logiquement, il s’intéresse. Une première fois en 1985, avec son épouse, par le couloir Norton. À 8 200 mètres d’altitude, Pierre et Annie comprennent que l’alpinisme en couple est une épreuve insurmontable. Ils redescendent. L’année suivante, Pierre se joint à une expédition commerciale et parvient à 7 500 mètres d’altitude avec Éric Escoffier. Le vent est si violent que les deux hommes renoncent. Sans le savoir, ils croisent Reinhold Messner en route pour son quatorzième huit mille … En 1987, il est accueilli par une expédition espagnole avec laquelle il parvient… à deux cents mètres du sommet, bloqué par la neige trop épaisse dans laquelle il s’enfonce « jusqu’à la poitrine en une sorte de natation, de gesticulation sur place ». Deux autres tentatives se solderont également par un échec.

Mais l’ambition de Pierre Béghin ne se réduit pas à un tête-à-tête avec une montagne, fut-elle la plus haute du globe. Après avoir gravi la face nord du Jannu (7 710 m), sommet voisin du Kangchenjunga, avec Erik Decamp, dans une « ambiance apocalyptique »(mauvais temps, neige et froid), il revient au K2 (8 611 m), bien décidé à effacer l’échec de 1979. Toujours avec son épouse, qui cette fois bénéficie des services exclusifs d’un guide, il s’engage sur le fantastique éperon nord de ce sommet mythique. Pendant plus de deux mois, les alpinistes vont résister au mauvais temps, à l’ennui des interminables journées d’inaction, à la promiscuité génératrice de tensions, à l’épuisement inexorable de la vie en altitude. Au terme d’une dizaine de tentatives, ils renoncent tous … sauf Pierre qui part seul. Marchant jour et nuit, il se hisse à 8 100 mètres pour … essuyer une nouvelle tempête. La descente est terrible: il « sauve sa peau » de justesse!

Une détermination à toute épreuve

Cinq échecs à l’Everest, deux au K2 … Tout autre que Pierre Béghin se serait découragé. Mais, figure de proue de l’himalayisme français, Pierre est doté d’une volonté inoxydable. Pas question de renoncer à la montagne, pas davantage question de réviser ses ambitions à la baisse.

De retour au Népal, il signe un nouvel exploit, le 6 octobre 1989 : l’ascension en solitaire du Makalu (8 481 m) par sa face sud. Comme au K2, ses compagnons, Alain Ghersen et Michel Cadot, ayant déclaré forfait, il s’engage seul dans « l’un des itinéraires les plus ardus de tout l’Himalaya ». Dans un engagement total (au dessus de 7 500 mètres, la descente est impossible), il affronte une température descendant jusqu’à moins quarante degrés et des passages d’une extrême difficulté, à 8 000 mètres d’altitude. Le sommet, enfin, n’est qu’une courte pause. Dans la descente par la voie normale, il est emporté à deux reprises par une avalanche, dégringolant de six cents mètres, pour en échapper heureusement indemne. « La montagne a été magnanime avec moi » reconnaît-il. Humble.

Revenu en France, il rencontre Christophe Profit, champion des ascensions et des enchaînements en solitaire dans les Alpes. Logiquement, les deux hommes jettent leur dévolu sur le dernier problème de l’Himalaya: la redoutable face sud du Lhotse (8 511 m). Grimpant la nuit pour éviter chutes de pierres et avalanches – et en technique alpine -, les deux alpinistes ont réussi à forcer la partie la plus difficile de la face, lorsqu’à 7600 mètres d’altitude, ils tombent nez à nez avec dix-sept Soviétiques lourdement équipés! Pas question de se hisser aux cordes fixes de leurs voisins. Ils renoncent sportivement.

Ce demi-échec sera le prélude à un succès retentissant : l’ascension du K2 – enfin! – dès l’année suivante. Cette fois, la cordée Béghin-Profit prend le risque d’ouvrir un nouvel itinéraire, l’arête nord-ouest, comportant des difficultés rocheuses et glaciaires entre 6 600 et 8 000 mètres, toujours en technique alpine, c’est-à-dire sans camps intermédiaires, sans cordes fixes et sans oxygène! Quatre tentatives infructueuses … La cinquième sera la bonne: en trois jours, ils se hissent au sommet, qu’ils atteignent le 15 août 1991, au soleil couchant. « On balançait entre la nuit et le jour. C’était extraordinaire. Cette impression d’avoir enfin cette montagne à nous ! »

Un mutant de la haute altitude

Avec un palmarès himalayen inégalé en France, auteur de trois livres et d’un grand nombre de photographies, distingué par la Fédération française de la montagne (lauréat du premier « Cristal »), Pierre Béghin connaît une consécration logique. Il est revenu si souvent de ces « voyages dans l’oxygène rare » que rien ne semble pouvoir arrêter ses incessants allers et retours entre l’univers de l’impossible où il maîtrise le risque tel un vieux dompteur et celui des humains où il éprouve une inguérissable nostalgie … « La haute altitude me semble être le seul endroit au monde où l’individu devient un mutant », confie-t-il.

Avec un nouveau compagnon, Jean-Christophe Lafaille, un jeune alpiniste prodige de vingt-sept ans, dont c’est la première expérience himalayenne, il s’engage dans la face sud de l’Annapurna (8 091 m), une muraille de glace et de rochers haute de trois mille mètres, avec les mêmes conceptions que pour le K2 : pas de préparation, pas de soutien logistique, pas d’oxygène… Partis dans la nuit du 7 au 8 octobre 1992, les deux hommes sont repoussés deux jours plus tard par le mauvais temps. À 7200 mètres, Pierre pose un rappel sur « friend » (un système d’écarteur qui se coince dans les fissures larges). Jean-Christophe voit son compagnon descendre une dizaine de mètres. Soudain, l’amarrage s’arrache et Pierre Béghin disparaît dans une chute de mille mètres… Seul, sans équipement, ne disposant que d’un bout de corde de vingt mètres, Jean-Christophe Lafaille atteindra trois jours plus tard le camp de base, au terme d’une descente hallucinante, le bras droit éclaté par une chute de pierres, épuisé physiquement et moralement, porteur d’une terrible nouvelle: Pierre Béghin est mort.

« Je suis sûr d’une chose: s’il m’arrive un jour d’éprouver de la nostalgie pour ces grands moments de mon passé, jamais je ne regretterai le chemin emprunté et les sacrifices faits pour vivre ma passion », avait-il confié… Pierre est donc mort dans l’exercice de sa passion. Sans regrets.