PARIS MATCH n°2208 du 19 Septembre 1991

PARIS MATCH n°2208 du 19 Septembre 1991

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NOS HEROS DU K2 par Georges RENOU

Sans sherpas ni oxygène, Christophe Profit et Pierre Béghin ouvrent une voie nouvelle dans la paroi la plus dangereuse de l’Himalaya

Les toutes dernières lueurs du jour lui ont permis de contempler le sublime spectacle qui est la récompense de son exploit. Christophe Profit, en compagnie de Pierre Béghin, vient de triompher du terrible K2, le deuxième plus haut sommet du monde (8610m) et, selon les spécialistes, le plus beau, le plus pur et le plus difficile (quinze fois meurtrier en 1986). Le chef de file du nouvel alpinisme a signé là sa première victoire himalayenne. Deux fois déjà, Christophe Profit, qui a toujours triomphé dans les Alpes, s’était attaqué au massif mythique, en tentant l’escalade du Lhotse : deux échecs. La conquête du K2 est donc à la fois une consécration et une revanche. Une première aussi en cordée alpine hyperlégère (en équipe de deux avec très peu de matériel, sans sherpas ni oxygène), par l’arête nord-ouest jusqu’alors inviolée et… aussi tard ! Il est 18h50, le 15 août, lorsque les deux hommes atteignent leur but ; la nuit tombe et Pierre Béghin doit réaliser au flash cette photo de son équipier. A cet instant précis, à Chamonix, on fait l’appel traditionnel pour la fête des guides. Et quand vient le nom de Christophe Profit, dont ils sont sans nouvelles depuis plus de quinze jours, ses camarades, sans la moindre hésitation, répondent : « En train de triompher du K2. »

Dominant la Tartarie chinoise et le fleuve figé du glacier du K2, Pierre Béghin progresse lentement sur une plaque à vent géante. Cet amas de neige durcie en surface, mais « posé » sur une couche d’air, terriblement instable, aura été le premier grand défi de l’assaut final. Christophe et Pierre l’affrontent à 9 heures du matin. Ils sont obligés de s’assurer, pour se retenir l’un l’autre en cas de cassure, et ne peuvent pas avancer en même temps, afin de ne pas trop charger la plaque sous laquelle s’ouvre un précipice de 3000 mètres. A 35 mètres de distance, les deux équipiers avancent prudemment. Il y a maintenant deux ans qu’ils grimpent ensemble, et ils composent la cordée idéale. Avec, côté Profit, la technique éprouvée de l’ascension éclair et, côté Béghin, l’expérience de l’Himalaya (Pierre y a déjà conquis cinq sommets de plus de 8000 mètres), l’équipe a trouvé son équilibre et son harmonie. Les deux athlètes ont la même approche des décisions cruciales, la même condition physique, et… la même égalité d’humeur. « En deux mois et demi d’expédition, s’émerveille encore Christophe, jamais un mot plus haut que l’autre. »

L’assaut final : sous les pieds de Béghin, 3000 mètres de précipice

LEUR SERMENT AU CAMP DE BASE: « Nous serons là-haut dans trois jours »

Jeudi 15 aôut, 18h50. Au moment précis où le disque du soleil disparaît derrière l’horizon, deux silhouettes titubantes, Bibendum engoncés dans leurs combinaisons duvets lunaires, grignotent péniblement les derniers mètres qui les séparent du sommet du K2. Les crampons fixés à leurs chaussures s’accrochent à la croûte de neige glacée qui culmine là-haut, à 8 611 mètres d’altitude, sur le crâne de la deuxième plus haute montagne du monde. Pierre Béghin ne sent plus ses pieds, insensibilisés par le froid démoniaque qui règne à ces altitudes. Christophe Profit a oublié sa fatigue. Il a perdu onze kilos dans cette ascension. Ses muscles ont fondu. Il est à la limite de l’épuisement. Mais la victoire est là. Rien ne pourrait les arrêter. Même pas la mort, si c’était le prix à payer. L’instinct de survie s’est dissous dans l’effort. Seule la victoire mérite d’être vécue.

A cette minute précise, d’une intensité indescriptible, ils ne savent plus, alors qu’ils s’étreignent comme des fous, de quoi ils doivent être le plus fiers. D’avoir gravi le K2 par l’arête nord-ouest jusqu’alors inviolée? D’avoir vaincu la malédiction de cette montagne magique sur les pentes de laquelle douze alpinistes avaient tour à tour trouvé la mort en 1986? D’avoir réussi le pari fou de triompher en cordée alpine ultralégère, à deux, sans oxygène, avec un minimum de matériel et presque sans nourriture? Toutes ces joies se mêlent dans ce bonheur immense. Ils savent, sans encore bien le réaliser, qu’ils viennent d’écrire une nouvelle page de l’histoire de l’Himalaya.

Et pourtant, tout n’aura pas été rose dans cette expédition glorieuse. Arrivés le 30 juin au camp de base, après une marche d’approche épuisante de neuf jours, il leur aura fallu quarante-six jours d’efforts et de patience avant de fouler le sommet. Ils ont d’abord dû s’acclimater en installant un camp de base avancé à 5700 mètres d’altitude, en équipant les premiers passages périlleux de 300 mètres de corde fixe et en charriant jusqu’à 7 000 mètres la tente et les réserves de nourriture constituant le camp 1.

SOUDAIN, DANS LA NUIT, SUR LEUR PLATE-FORME A 8 000 M, LE VENT SE LEVE

Fin juillet, ils se sentent prêts. Les organismes sont acclimatés à l’altitude. Ce qu’ils faisaient en quatre heures à leur arrivée leur prend maintenant moitié moins de temps. Le 28 juillet, malgré le vent qui souffle et les nuages qui masquent le ciel, ils décident de partir. Arriver au camp de base avancé n’est qu’une formalité. Idem le lendemain matin où, malgré des sacs trop lourds, chargés de 20 kilos de matériel, ils se hissent de 1200 mètres en six heures. Ce parcours, ils l’ont déjà fait sept ou huit fois, comme si monter à 7 000 mètres n’était qu’une formalité. Dans la tente où ils passent le reste de la journée, ça gamberge déjà. Christophe met en scène le film de leur arrivée au sommet. Pierre jubile à l’idée de « décrocher » le K2, cette pyramide de roc et de neige dont il rêve depuis toujours. Mais, dans la nuit, le vent, ce vent imprévisible en Himalaya, se lève comme pour éprouver la résistance de ces deux présomptueux. La toile claque, des volutes de givre tourbillonnent dans l’habitacle. Silencieux, les deux hommes essaient de trouver le sommeil. Ils resteront là, immobiles et anxieux, deux nuits complètes. Le 31, la mort dans l’âme, ils sont obligés de redescendre. « Est-ce qu’on n’aurait pas dû attendre? Et s’il fait beau quand nous arriverons en bas, nous n’aurons plus la force de remonter.» Le doute les assaille sous toutes ses formes.

Ce poker météorologique, ils y joueront encore deux fois, le 3 août puis trois jours plus tard, le 6. A chaque fois, ils se retrouveront bloqués dans leur tente d’altitude, à 7 000 mètres. Incapables de dormir, ils guetteront, tout harnachés, chaussures aux pieds, la colère des éléments. Des bourrasques de vent à 150 km/h les obligeront à passer des nuits blanches, dos collé à la toile, résistant de toutes leurs forces contre des éléments furieux. Pierre Béghin ne parvient pas à oublier ces quatre alpinistes indiens morts de froid sur une montagne proche parce que la tempête les avait privés de leur abri de Nylon. Christophe Profit revoit le film de ses deux précédents échecs en Himalaya, sur le Lhotse. Est-il condamné à ne jamais triompher sous ces latitudes? Le 12 août, après deux jours de tempête glaciale, le beau temps est là. Le ciel est bleu comme à chacune de leurs tentatives précédentes, mais avec ce petit rien d’indéfinissable dans l’air, cette imperceptible brume au lointain que l’expérience permet d’identifier comme du vrai beau temps. Gonflés à bloc, ils rallient à toute vitesse leur camp de base avancé puis le camp 1, véritable point de départ de l’assaut. Pour mettre toutes les chances de leur côté, ils s’allègent au maximum, coupant quinze de leurs cinquante mètres de corde, abandonnant matelas et nourriture superflue. Un réchaud, une tente, quelques pâtes de fruits, un sachet de jus de fruits en poudre, un potage, c’est tout ce qu’ils emportent en plus de leurs crampons, piolets, broches à glace en titane, mousquetons et lampes frontales. Leurs sacs ne pèsent plus que douze kilos. Le 14, à 2 heures du matin, après trois heures de préparatifs méticuleux, ils partent dans la nuit noire. La neige est profonde, le rocher, friable et l’itinéraire, incertain, mais ils avancent vite. A 5 heures, quand le soleil se lève, ils sont déjà à 7 600 mètres. A 11 heures, ils ont atteint une petite plate-forme vertigineuse, à 8 000 mètres. Ils ont prévu de grimper non-stop, mais la vision qu’ils découvrent de la voie finale les fait frémir. De la neige partout. En grandes plaques instables. S’ils continuent, ils ne pourront pas arriver avant la nuit. D’un commun accord, ils décident d’installer là leur ultime camp. A cette altitude, l’option est risquée, car l’organisme se fatigue, même au repos. Mais c’est la seule solution. Au milieu de la nuit, le vent se lève de nouveau, brisant du coup le moral des deux sportifs. C’est foutu, ils n’y arriveront jamais. Un jour de plus ici et ils seront épuisés. Mais la montagne a décidé d’être clémente. A 5 heures du matin, le vent tombe. Il faut y aller. Commence alors la journée la plus longue, la plus dure et la plus périlleuse qu’aient jamais vécue Christophe Profit et Pierre Béghin. C’est d’abord une longue traversée horizontale qu’ils effectuent, de la neige jusqu’à la taille. Puis un immense couloir lardé de plaques à vent successives, où ils s’engagent l’un après l’autre. Une vraie folie, mais c’est ça ou faire demi-tour. C’est encore une montée infernale où, neige à mi-cuisses, ils cherchent en tâtonnant la couche qui les portera. A 200 mètres du sommet, ils doivent creuser à coups de piolet une vraie tranché d’un mètre d’épaisseur pour trouver la glace vive. Il est 14 heures : le soleil vient de disparaître derrière une arête. Il fait -30, -40. Pierre Béghin ne sent plus ses mains. Il est sur le point d’abandonner. La relative chaleur d’une paire de moufles en duvet lui redonne le courage de continuer. 50 mètres à grimper. Le temps d’une hésitation entre un pierrier direct mais dangereux et la ligne de crête presque invisible. Encore 20 mètres, une dernière bosse, derrière laquelle fuit le vrai sommet.

A 18h 55, une équipe de trekkers, tout en bas dans la vallée, verra des flashes éclater au sommet du K2 : Pierre Béghin et Christophe Profit, là-haut sur leur Olympe, figent sur la pellicule l’image de leur victoire. Ce sont eux qui transmettront la nouvelle au monde civilisé: un nouvel âge d’or de l’himalayisme vient de naître.