VERTICAL n°29 Décembre 2002

VERTICAL n°29 Décembre 2002

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Hommage

Himalayisme

Pierre Béghin

Le géant ignoré

Parce que Pierre Béghin était l’un des plus grands himalayistes à une époque où l’Himalaya ne faisait plus recette, parce que cet ingénieur des Mines était un homme discret, ses voyages « tout en haut de la Terre » sont restés ignorés du grand public, à peine reconnus dans le milieu. Dix ans après son aller simple à l’Annapurna il n’était pas vain de revenir sur sa formidable carrière.

Par Claude Gardien.

11 octobre 1992. Pierre Béghin et Jean-Christophe Lafaille s’arrêtent à 7 400 mètres dans la face sud de l’Annapurna. Ils ont passé la barrière rocheuse, la partie la plus raide de l’itinéraire qu’ils sont en train d’ouvrir, à droite du pilier Bonington, en style alpin. C’est la retraite, pas une partie de plaisir : 2 400 mètres à redescendre. Deux cents mètres plus bas, ils posent un rappel sur un seul friend. Il faut économiser le matériel pour de nombreux ancrages… Le friend lâche, Pierre disparaît. Jean-Christophe, d’abord figé d’effroi, entame un impitoyable combat vers la vie, privé de tout matériel technique. Il lui faudra toute son expérience du solo extrême pour s’évader du piège d’une paroi qui ne lui fera aucun cadeau. Il finira cette descente interminable avec un bras cassé, touché par une chute de pierres. Dur début de carrière en Himalaya… Avec Pierre Béghin, c’est l’un des plus grands himalayistes du monde qui tombait. Ignoré du grand public, il était à peine reconnu à sa juste valeur dans le milieu spécialisé. Pourtant… Il y a quelques mois, un magazine américain le plaçait au tout premier rang de l’histoire de l’Himalaya aux côtés de Reinhold Messner, Doug Scott, ou Jerzy Kukuczka… Pierre Béghin avait traversé les années grimpe, les années fun qui occupaient toute la scène médiatique en suivant le dur chemin de l’himalayisme de haut niveau dans un anonymat qui aujourd’hui nous laisse mal à l’aise…

Dans les Alpes, commencement de tout, Pierre Béghin avait laissé une trace déjà immense. Parfois originale, comme ce week-end où, parti de Saint-Etienne à vélo, il avait rejoint Archiane et enchaîné en solo la Fissure Inférieure et la Paroi Rouge… En haute montagne, il coche vite les répétitions des grandes courses, passage obligé de tout alpiniste qui se respecte. La grande affaire des forts grimpeurs de la fin des années 1970, c’est la naissance de la glace moderne. Les hivernales des grandes parois touchent à leur fin, il reste toutefois quelques problèmes à résoudre. Pas les plus simples…

En 1975 avec Pierre Caubet, Olivier Challéat et Pierre Guillet, il s’adjuge l’un des derniers gros morceaux du massif des Ecrins à gravir en hiver, la voie Devies Gervasutti à l’Ailefroide. L’année suivante il s’engage seul dans la face nord du pic Sans Nom par la voie George-Russemberger, une odyssée hivernale de cinq jours, sa « plus incroyable expérience alpine ». En janvier 1977, il signe avec Xavier Fargeas la première hivernale de la voie Bonatti Vaucher sur la face nord de la pointe Whymper des Grandes Jorasses, une voie ouverte en 1964, et qui avait demandé quatre jours aux deux grands alpinistes.

Des grandes hivernales aux expéditions, le cheminement était logique. En 1974, au Baltoro, il participe à une tentative menée par Jean Fréhel sur le versant sud-est de Uli Biaho, une tour de 6 085 mètres plantée non loin des tours de Trango : arrêt cent mètres sous le sommet. En 1977, Jean Fréhel repart cette fois au Manaslu, Pierre Béghin est du voyage. En 1978, il retrouve Xavier Fargeas à la voie des Français au Huascaran, celle qui fut ouverte en 1966 par l’expé de Robert Paragot, qui comprenait Lucien Bérardini, Yannick Seigneur, Georges Payot, Claude Jaccoux, Fernand Audibert, Robert Jacob, Dominique Leprince-Ringuet. La nouvelle mode est au style alpin, Pierre et Xavier s’y essaient avec succès.

En 1979, la France organise sa dernière grande expédition nationale à l’éperon sud sud-ouest du K2. Pierre Béghin et Xavier Fargeas font partie de l’équipe qui réunit les meilleurs alpinistes de l’époque. La barre était haute, l’expé se solde par un échec tout près du sommet.

En 1980, l’ENSA tente le pilier sud-ouest du Dhaulagiri. Pierre Béghin est là, il y atteint 7500 mètres, la sortie du pilier sur le plateau sommital. Le pilier reste l’une des voies les plus difficiles sur un grand sommet.

Pierre retourne au Manaslu avec Bernard MulIer en 1981. En style léger, les deux hommes ouvrent un itinéraire complexe et dangereux dans le versant ouest, haut de 3500 mètres, encore inexploré. Leur rapidité et leur flexibilité font la différence. Partis d’un bivouac à 7 400 mètres, ils gagnent le sommet le 7 octobre, ayant rencontré des difficultés glaciaires et mixtes comparables aux plus grandes courses des Alpes.

Une fois n’est pas coutume, à l’automne 1983 Pierre Béghin part pour une voie normale, celle du Kangchenjunga, troisième montagne du monde. Ce sera sa seule voie normale… mais il la gravit en solo! Il retourne au Dhaulagiri avec Jean-Noël Roche en 1984 et sort le pilier sud-ouest dans un vent furieux qui emporte leurs cordes.

Après des échecs au versant nord du K2, puis à la face nord de l’Everest où il s’arrête à 8 700 mètres alors que Jean Troillet et Erhard Loretan réussissent leur fameuse ascension express en 43 heures, Pierre part en compagnie d’Erik Decamp à la face nord du Jannu, où ils répètent la voie japonaise après avoir tenté d’ouvrir une voie directe avec deux autres compagnons.

A ce stade. Pierre Béghin dispose déjà d’une solide moisson de grands sommets jamais gravis par des voies anodines. Le plus fantastique reste à venir. En 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, la France organise une nouvelle expédition nationale. L’équipe est réduite: Pierre Béghin, Gérard Vionnet-Fuasset, Alain Ghersen, Michel Cadot, Michel Fauquet, qui doit les rejoindre plus tard après une tentative sur l’Everest. L’objectif est immense: l’ouverture d’une directe dans la face sud du Makalu, où seule une expé yougoslave a tracé en 1975 un itinéraire extrême.

En une semaine, l’équipe réduite à trois membres (Pierre, Michel Cadot et Alain Ghersen) équipe la voie jusqu’à 7 200 mètres. Le temps tourne à la neige, une couche épaisse tombe sur le Makalu, quelques jours plus tard, les trois grimpeurs repartent. La tente du camp I à 5 800 mètres a souffert. A minuit, Pierre, Michel et Alain repartent. Goulottes et neige plaquée forment un dédale difficile à déchiffrer de nuit, ils doivent tenter de retrouver les deux cents mètres de cordes fixes qu’ils ont posées. Les trois grimpeurs bivouaquent à 7100 mètres. Ils ont gravi 1300 mètres. Au matin, Michel et Alain renoncent. C’est leur première expérience dans un tel terrain, le morceau est gros, très gros.

Pierre, qui est monté seul jusqu’à 8000 mètres en 1988 sur la face nord du K2, se prépare. Deux cordes de quarante mètres, quelques broches à glace, pitons, un sac de couchage, une toile de tente sans mâts, un réchaud… Une grosse charge à cette altitude. L’escalade devient technique, l’engagement est total, l’itinéraire dans cette immense paroi est impossible à déchiffrer. Il avance sans savoir si la voie qu’il suit le mènera quelque part. En début d’après-midi, Pierre atteint la voie yougoslave. La glace décollée du rocher par le soleil rend sa progression précaire vers 7600 mètres.

« Je trouve le sac bien lourd et l’air bien léger », racontera-t-il. Il passe par des moments de tension ou d’exaltation extrêmes. Il a franchit un point de non-retour, son destin passe désormais par le haut. Au bivouac, le vent fait claquer la toile de tente. Dans cette position à la fois merveilleuse et absurde, il crie vers l’altitude : «Y’a quelqu’un ?»…

Le lendemain, la neige porte bien. Il découvre le passage des Yougoslaves marqué par un piton. A 8 000 il escalade un passage difficile, abandonne sa corde accrochée dans un becquet. Troisième bivouac, cette fois à très haute altitude. Il laisse la tente et largue les amarres. Au camp de base, Alain et Michel s’égosillent dans la radio, l’encouragent, ravagés par l’inquiétude. Il atteint le sommet, 8481 mètres, vital, à 14 heures 45. Un exploit incommensurable dont il lui faut revenir. Les expéditions présentes sur la voie normale n’ont pas dépassé le col du Makalu, à 7400 mètres. Péniblement, il rejoint le col. Enfin, il distingue les tentes. Bref soulagement. La pente se met en mouvement. Avalanche… balloté dans tous les sens, il se retrouve deux cents mètres plus bas, non loin de la tente de son ami Carlos Valles. Il fait -30°C. Le lendemain, Pierre reprend sa descente. De nouveau, l’avalanche. 400 mètres de dénivelée. Hésitant, trébuchant, il atteint le camp I de la voie normale où une équipe de la BBC veut l’interviewer. « Les mots me manquent, écrit-il, seraient-ils restés là-haut dans les avalanches ? »… Cette fabuleuse performance qui prend place parmi les plus incroyables jamais réussies en Himalaya aura peu d’écho en France… Pierre tient là son chef-d’œuvre, mais il va encore signer une fabuleuse ascension sur le versant nord du K2 avec Christophe Profit. En 1990, ils tentent la face sud du Lhotse. Leur équipe fonctionne, en 1991 elle va tourner à plein régime. Par le versant ouest de la montagne, ils rejoignent le versant nord. Un bivouac perché sur l’arête, puis ils attaquent la pente suspendue au-dessus d’une barre de séracs. Ce n’est qu’une immense plaque à vent. En haut, le terrain devient plus sûr, mais plus difficile. La nuit tombe. L’itinéraire est difficile à discerner, ils progressent à l’instinct. En pleine nuit ils débouchent au sommet du K2. Au camp de base on épie avec envie et émotion leurs lampes qui brillent faiblement au sommet de la montagne.

Ce succès-là restera aussi discret que celui du Makalu, deux ans auparavant. Pierre a l’habitude, il remonte une expé l’année suivante à l’Annapurna avec un autre jeune alpiniste, Jean-Christophe Lafaille. L’histoire d’un des plus grands himalayistes du monde est bientôt écrite, le monde d’en bas ne l’a guère connue.

L’esprit Béghin

En 1982, Jean-Michel Asselin avait rencontré Pierre Béghin et Bernard Muller un peu avant leur départ au Jannu. Ces extraits d’interview n’expliquent pas Pierre Béghin, ils rappellent quel pouvait être l’état d’esprit d’un alpiniste exceptionnel qui poussait sans cesse cette interrogation vis-à-vis de l’aventure: « mais où aller? ».

> La naissance d’une passion : J’ai commencé comme un peu tout le monde: à Fontainebleau. Après avoir raté l’aspi, j’ai gravi en solitaire le pilier nord du Frêney. Un peu pour exorciser le démon, ça m’avait tellement vexé! Je m’étais un peu braqué! Ceci dit je ne voulais pas vraiment faire le guide. Je n’ai pas la patience suffisante pour emmener des gens. Après les solitaires, j’ai commencé les hivernales.

> La motivation : La montagne est une passion, elle m’est vraiment indispensable. Dans la vie courante, j’ai un boulot, un quotidien tout à fait «lambda ». La montagne m’équilibre. Que se passerait-il si je devais arrêter? J’ai l’impression que ça n’irait pas du tout. Le quotidien m’emmerde, je n’y vois pas assez de sel. Sans expés, ma vie serait trop monotone, ou alors il faudrait s’engager à fond dans autre chose mais quoi, je ne sais pas. J’ai cette angoisse du temps qui passe et me file entre les doigts. La montagne est plus qu’un jeu, c’est le moyen de remplir le vide, c’est un garde-fou, un repaire. Si ce n’est que je ne suis pas du tout intéressé par toutes les valeurs de la société de consommation, je me sens comme les autres. Ce n’est pas une critique politique que je fais, simplement ça m’ennuie, les objets, en général, m’ennuient. En expé, il existe un engagement absurde et un peu délirant qui me motive, même si ça ne sert à rien, mais qu’est ce qui sert? J’angoisse un peu d’être récupéré par cette pente du « finalement, arrêtons de faire des choses difficiles ».

> La peur : Quand ça vient, je me demande ce que je fous là. Puis je retrouve la forme. Il existe aussi l’angoisse d’être exclu ou reclus. Quand je me repose, seul dans un camp, j’ai l’impression de sentir le monde m’exclure, tous les gens que j’ai laissés continuent d’évoluer, et moi, j’ai envie de courir vers les gens. C’est un fantasme.

> L’entraînement : Si je fais beaucoup de cross ou de vélo, c’est seulement parce que j’aime le sport. L’entraînement possède une connotation un peu négative. Sûr que mes cross me mettent en forme.

> Les compagnons de cordée : Il faut se méfier des expés « trop copains-copains ». On se marre tout le temps et ce n’est pas très efficace. Si tu veux te marrer tu vas à Saint-Trop’ en juillet, pas au Manaslu. Se marrer en expé c’est trivial, ça nuit au côté délirant, à la part du rêve.

> Le sommet : Dire que le sommet « c’est pas grand chose et que ce qui compte c’est l’expérience », je ne suis pas d’accord. L’expérience converge vers le sommet. L’inachevé n’est pas le plus beau.

Une chose est certaine, Pierre n’aura jamais été rejoint par la tentation du facile. Paradoxalement, l’accident de l’Annapurna eut lieu lorsqu’il avait manifesté, non la perspective d’une retraite, mais celle d’un changement.

Intégrale de l’interview dans L’Année Montagne, 1982/83.

L’un des meilleurs du monde

Pierre Béghin était-il méconnu? Je crois surtout qu’il n’avait pas un besoin de reconnaissance égoïste, il cherchait en fait un niveau d’expertise qui lui évite de ne pas avoir trop de soucis pour partir en expédition. Béghin était un homme de réseau, dans son travail, ses amitiés, ses territoires, il n’ambitionnait pas les titres mais la capacité à poursuivre sa quête. Le club fermé du grand himalayisme mondial dont le chef de file était Reinhold Messner, suivi de près de gens comme Doug Scott, Erhard Loretan ou Wojtek Kurtyka, avait parfaitement intégré Béghin. Vertical les avaient réunis en 1985 au château de Messner, tous s’entendaient gaiement sur le style « les jeunes n’ont rien compris à notre démarche s’ils ne pensent qu’à faire les quatorze 8 000 par des voies normales et équipées.»